Balzac imprimeur


Arrivant de la rue de Tournon où il vient de faire faillite, le jeune Balzac souhaite reprendre des forces.
À 27 ans, il a déjà écrit plusieurs romans, mais aucun n’a pour le moment connu un réel succès et quasiment tous ont été des échecs commerciaux. 

En janvier 1826, son père écrit à Laure, la sœur d'Honoré : « Honoré est arrivé ici [à Villeparisis] , la semaine dernière, dans un état que j’ai cru, sans le lui dire, tout à fait désespéré, sans ressources ; il s’est refait peu à peu pendant quatre jours, sans pouvoir écrire un mot  [...] Ta mère et moi avons payé son loyer ; je lui ai remis ici la quittance, comme pour étrennes.  [...] Reviendra-t-il ? Que veut-il faire ? Que fera-t-il ? Je n’en sais et n’y entends rien, si ce n’est qu’à vingt sept ans il a usé peut-être plus de quarante de ses facultés, sans faire le premier pas dans le monde utile. »
Aux yeux de sa famille, Honoré n'est pour l'instant qu'un auteur de romans invendables et il serait temps qu'il trouve un métier lui rapportant plus qu'il ne coûte.

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La chambre de Balzac rue Visconti

Des amis lui conseillent de se faire imprimeur. Honoré y voit un bon moyen de faire des économies en imprimant pour lui-même ou pour d'autres (dont Canel) les oeuvres de Molière, Corneille, Racine... En juin 1826, il rachète l'imprimerie du rez-de-chaussée du 17 rue Visconti et installe son appartement au 1er étage. Ce bâtiment vient d'être construit sur ce qui était jusqu'alors un jardin, dans ce qui se nomme à l'époque la rue des Marais-Saint-Germain. Un escalier tournant mène à l'appartement du premier étage : on y trouve une antichambre, une salle à manger, ainsi qu’une chambre à coucher décorée de percale bleue. L'imprimerie est financée par Mme de Berny, que la découverte de sa relation depuis l'été 1825 avec la duchesse d'Abrantès n'a pas éloignée de son jeune amant.

Pendant son séjour rue Visconti, Balzac met entre parenthèses l'écriture et se consacre aux relations avec les fournisseurs, à la conduite de ses ouvriers, aux commandes de papier, à l'impression de prospectus commerciaux, de dictionnaires, de pièces de théâtre, d'ouvrages. C’est ici qu’il publie notamment la troisième édition de Cinq Mars, d'Alfred de Vigny, qui le décrit comme  « un jeune homme très sale, très maigre, très bavard, s'embrouillant dans tout ce qu'il disait et écumant en parlant. » 

Mme de Berny est toujours très présente et soutient Honoré par des visites quotidiennes, autant en tant qu’amante que « mère ». Mais les clients ne sont pas assez nombreux, et tous ne paieront pas leurs dettes. Balzac ne sait pas calculer un prix de revient, confond bien souvent la caisse de l'imprimerie avec sa cassette personnelle et fait faillite un an plus tard.
Aussitôt, il envisage un autre projet et démarre ici même, en août 1827, une fonderie de caractères d'imprimerie. Après les nombreux échecs d’Honoré, son père nourrit de grands espoirs dans ce nouveau projet, comme en témoigne ses mots : « Honoré s'avance avec la rapidité de l'éclair ; dans moins de quinze mois, il a fondé une imprimerie ayant quinze presses, obtenu un brevet de librairie déjà établie à côté de son imprimerie, créé une fonderie de caractères à laquelle les autres imprimeurs vont se pourvoir. S'il ne tombe pas malade, il aura fait sa fortune en cinq ou six ans ; il la devra à son talent, à son incomparable activité et à 50 000 francs que je lui ai fournis. Cela vous dit à quelle peine je me suis mis pour mes enfants. »  (André Maurois, Prométhée ou la vie de Balzac).
Pour le compte du libraire Canel, il imprime fin 1827 un recueil des Annales romantiques. C'est l'occasion pour lui de rencontrer les membres du Cénacle romantique et leur chef, Victor Hugo. Balzac imprimeur d'Hugo, la situation est cocasse ! Dans sa biographie du père de la Comédie humaine, Roger Pierrot note que « ce sont les débuts de relations qui, sans être très étroites, ne cesseront jusqu'à la mort de Balzac, avec quelque jalousie de la part de Balzac et une estime, puis une admiration sans faille du côté de Hugo. »  Malheureusement, la fonderie de caractères fait également faillite durant l’été 1828 et sera reprise par Alexandre Deberny, le fils de Mme de Berny, qui saura, lui, la faire prospérer. Il fera même bénéficier ses ouvriers d'un système de retraite et de participation aux bénéfices.

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Rue Visconti, Plaque de Balzac, Wikimedia

Pour découvrir l'intérieur du 17 rue Visconti et l'ambiance du métier d'imprimeur, il faut lire le début des Illusions perdues, dont voici un extrait : « Les curieux, ébahis, ne prenaient jamais garde aux inconvénients du passage à travers les défilés de l'atelier. S'ils regardaient les berceaux formés par les feuilles étendues sur des cordes attachées au plancher, ils se heurtaient le long des rangs de casses, ou se faisaient décoiffer par les barres de fer qui maintenaient les presses. S'ils suivaient les agiles mouvements d'un compositeur grappillant ses lettres dans les cent cinquante-deux cassetins de sa casse, lisant sa copie, relisant sa ligne dans son composteur en y glissant une interligne, ils donnaient dans une rame de papier trempé chargée de ses pavés, ou s'attrapaient la hanche dans l'angle d'un banc  [...]. Jamais personne n'était arrivé sans accident jusqu'à deux grandes cages situées au bout de cette caverne, qui formaient deux misérables pavillons sur la cour, et où trônaient d'un côté le prote, de l'autre le maître imprimeur.  […]Au fond  [de la cour] , et adossé au noir mur mitoyen, s'élevait un appentis en ruine où se trempait et se façonnait le papier. Là, était l'évier sur lequel se lavaient avant et après le tirage les Formes, ou, pour employer le langage vulgaire, les planches de caractères ; il s'en échappait une décoction d'encre mêlée aux eaux ménagères de la maison, qui faisait croire aux paysans venus les jours de marché que le diable se débarbouillait dans cette maison. »
On le voit, en observateur permanent de la « comédie humaine », Balzac tirera de ses propres entreprises et faillites retentissantes – il doit 45 000 francs à sa famille et le même montant à Mme de Berny lorsqu'il quitte la rue Visconti – des éléments pour bâtir les intrigues de ses romans et les destinées de ses personnages.

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