Le restaurant Flicoteaux


Flicoteaux faisait l'angle entre la place de la Sorbonne et la rue Neuve-de-Richelieu, remplacée depuis par le boulevard Saint-Michel. Balzac se rend parfois ici, de même que certains de ses personnages. C'est le restaurant où l'on va pour se nourrir, pas pour se montrer ou retrouver ses amis. Là viennent les célibataires qui y ont leurs habitudes, comme Lucien de Rubempré dans Les Illusions perdues. Il « déjeune d'un petit pain de deux sous et d'un sou de lait, mais [il] dîne très bien pour vingt-deux sous au restaurant d'un nommé Flicoteaux, lequel est situé sur la place même de la Sorbonne. »

Balzac est un observateur. Il sait se nourrir de ce qui l’entoure et retranscrire ce qu’il voit. L’écrivain fait donc évoluer ses personnages dans des décors qu’il connait bien. Des décors qui existent et qui contribuent également au réalisme de son œuvre, tout en servant ce qui lui tient le plus à cœur, à savoir « décrire la société dans son entier, telle qu’elle est ». Flicoteaux apparaît ainsi dans Les Illusions perdues : « Bien des gloires ont eu Flicoteaux pour père-nourricier. Certes, le cœur de plus d'un homme célèbre doit éprouver les jouissances de mille souvenirs indicibles à l'aspect de la devanture à petits carreaux donnant sur la place de la Sorbonne et sur la rue Neuve-de-Richelieu.  […] On y mange, rien de moins, rien de plus ; mais on y mange comme on travaille, avec une activité sombre ou joyeuse, selon les caractères ou les circonstances.
Cet établissement célèbre consistait alors en deux salles disposées en équerre, longues, étroites et basses, éclairées l'une sur la place de la Sorbonne, l'autre sur la rue Neuve-de-Richelieu ; toutes deux meublées de tables venues de quelque réfectoire abbatial, car leur longueur a quelque chose de monastique, et les couverts y sont préparés avec les serviettes des abonnés passées dans des coulants de moiré métallique numérotés. 
[…]Ce restaurant est un atelier avec ses ustensiles, et non la salle de festin avec son élégance et ses plaisirs : chacun en sort promptement. Au dedans, les mouvements intérieurs sont rapides. Les garçons y vont et viennent sans flâner, ils sont tous occupés, tous nécessaires. Les mets sont peu variés. La pomme de terre y est éternelle, il n'y aurait pas une pomme de terre en Irlande, elle manquerait partout, qu'il s'en trouverait chez Flicoteaux.  [...]Une vieille calomnie, répétée au moment où Lucien y venait, consistait à attribuer l'apparition des beafsteaks à quelque mortalité sur les chevaux. Peu de restaurants parisiens offrent un si beau spectacle. Là vous ne trouvez que jeunesse et foi, que misère gaiement supportée, quoique cependant les visages ardents et graves, sombres et inquiets n'y manquent pas. Les costumes sont généralement négligés. Aussi remarque-t-on les habitués qui viennent bien mis. Chacun sait que cette tenue extraordinaire signifie : maîtresse attendue, partie de spectacle ou visite dans les sphères supérieures. Il s'y est, dit-on, formé quelques amitiés entre plusieurs étudiants devenus plus tard célèbres, comme on le verra dans cette histoire.  […]Lucien tombait chez Flicoteaux vers quatre heures et demie, après avoir remarqué l'avantage d'y arriver des premiers ; les mets étaient alors plus variés, celui qu'on préférait s'y trouvait encore. »  C'est chez Flicoteaux que Lucien de Rubempré va faire la connaissance d’Étienne Lousteau, un jeune écrivain-journaliste comme lui, qui finira aigri et endetté.

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Illustration du restaurant Flicoteaux

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Café d'Harcourt, ancien Flicoteaux, s.d., Bnf/Gallica

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Café d'Harcourt, ancien Flicoteaux, vers 1911, Bnf/Gallica

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Manifestation d'étudiants, Le Monde illustré, 1893

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Evenepoel, Im café d'Harcourt in Paris, Anagoria, Wikimedia

Il est intéressant de remarquer que c'est Balzac qui a donné cette description de Flicoteaux passée à la postérité (dont nous n'avons cité que des extraits), alors que nombre de ses contemporains auraient pu également faire de ce restaurant un cadre de leurs romans. Non seulement il a été le seul à le faire, mais il l'a fait avec un luxe de détails vrais qu'il a observés lui-même. « La signature de Balzac dans ses descriptions, confirme Maurice Bardèche dans Balzac romancier , c'est peut-être l'instinct avec lequel il découvre le détail inaperçu, le détail caractéristique qui fait tout comprendre […] un instinct de chien de chasse qui lui fait dépister le détail vrai qui fait deviner une atmosphère. » Et qui fait de Flicoteaux un lieu symbolique et universel de la condition humaine, comme la pension Vauquer que l'on découvrira bientôt.

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