Chez la marquise de Créquy


Introduction

Après avoir suivi les pas du « Citoyen de Genève » autour du Palais-Royal, sur la rive droite, nous allons ici parcourir ses pérégrinations à travers le « pays latin », le quartier des Écoles de la rive gauche. 

La promenade commence rue des Saint-Pères, où nous évoquerons la demeure de la marquise de Créquy qui accueillit quelquefois Rousseau. Pour être exact, la rue des Saint-Pères se situe aux confins du Quartier latin, à l’extrême Est du Faubourg Saint-Germain, le quartier aristocratique de Paris au XVIIIe siècle. Ensuite, c’est bien dans le Quartier latin, que continue cette promenade : du café Procope au Panthéon, en passant par le jardin du Luxembourg, la rue Cousin et la rue Saint-Jacques. A l’époque de Rousseau, passer du Faubourg Saint-Germain au Quartier latin (à l’instar de notre circuit), c’est passer de l’opulence à l’indigence, c’est embrasser le Paris du XVIIIe siècle. Rousseau ne dit-il pas dans sa Julie ou la Nouvelle Héloïse que Paris est la ville du monde «où règnent à la fois la plus somptueuse opulence et la plus déplorable misère»? Arrivés dans le pays latin, malgré l'indigence du quartier, on côtoie des savants, des gens de lettres et même des hommes de tous les états dont la conversation est sans pédanterie et instructive: «chacun s’instruit, chacun s’amuse, tous s’en vont contents, et le sage même peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d’être médités en silence.» (Julie ou la Nouvelle Héloïse)

Mais qu’entendait-on précisément par « pays latin », à l’époque de Rousseau ? Louis Sébastien Mercier nous éclaire sur ce point : « On nomme pays latin le quartier de la rue Saint-Jacques, de la montagne sainte-Geneviève et de la rue de la Harpe : là sont les collèges de l'université, et l'on y voit monter et descendre une nuée de sorbonistes en soutane, de précepteurs en rabat, d'écoliers en droit, et d'étudiants en chirurgie et en médecine : leur indigence nécessite leur vocation ». Quartier donc des étudiants, de la jeunesse, mais aussi des petites gens, des grisettes qui seront très souvent mis en scène par les romanciers de la première moitié du XIXe siècle. C’est ici, dans ce quartier rempli à la fois d’indigents et de savants, que Rousseau se loge lorsqu’il arrive à Paris, au cours de l’été 1742. Il fréquente les nombreux cafés du quartier où se retrouvent les étudiants, les professeurs et autres intellectuels, les joueurs d’échecs, un jeu très à la mode à cette époque et où il excelle. Très attiré par la musique, il assiste souvent aux spectacles donnés par la Comédie française, alors installée rue de l’Ancienne-Comédie, face au Procope. Dans ses moments de détente, il vient flâner dans les allées du jardin du Luxembourg, ce coin de nature en plein cœur de Paris.
Parcourons maintenant ces lieux, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau…

16, rue des Saints-Pères

La marquise de Créquy fut une amie de Rousseau pendant près de trente ans. Un long bail pour l’écrivain-philosophe. Dans sa correspondance avec la marquise, Rousseau mettra toujours en avant la revendication de sa liberté chérie, quel qu’en en soit le prix : « Je suis libre; c’est un bonheur dont j’ai voulu goûter avant que de mourir. Quant à la fortune, ce n’eût pas été la peine de philosopher pour ne pas apprendre à m’en passer. Je gagnerai ma vie et je serai homme. Il n’y a point de fortune au-dessus de cela ». Cette lettre de la fin de l’année 1752 a été écrite peu après sa démission d’un poste de caissier que lui avait trouvé son ami Dupin de Francueil (le fils du fermier général Dupin qu’il a rencontré dans leur salon de la rue Plâtrière).

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La marquise de Créquy,
Illustration extraite des "Souvenirs de la marquise de Créquy de 1710 à 1803", (édition de 1873)

Mais comme souvent avec Rousseau, les liens qu’ils tissent sont fragiles, et, suite à l'une de ses humeurs mal venues, cette longue amitié avec la marquise de Créquy prend fin au printemps de l’année 1776. A cette époque, Rousseau ne reçoit presque plus personne. Mme de Créquy est encore l’une des rares personnes avec qui il correspond et chez qui il se rend, dans son hôtel du 16, rue des Saints-Pères. Mais le 7 mai 1776, Rousseau apprend qu’il doit différer sa venue chez la marquise. Il le prend alors fort mal : « Pour moi qui ne veut tromper ni trahir personne, quand je fais tant que d’aller chez quelqu’un, c’est pour l’honorer et pour en être honoré. Je lui témoigne mon estime en y allant; il me témoigne la sienne en me recevant. S’il a le malheur de me la refuser, et qu’il ait de la droiture, il sera bientôt désabusé, ou bientôt délivré de moi. Voilà mes sentiments ». Offusquée par cette agression, la marquise répond : J’avoue « que je ne croyais pas que mes précautions pour ne pas manquer de recevoir M. Rousseau fussent susceptibles d’interprétation; je ne les prendrai plus puisqu’elles m’attirent des billets si peu conformes aux sentiments d’amitié que je lui ai voués. J’ai toujours cru qu’on m’honorait beaucoup en venant chez moi, et que j’honorai infiniment en y recevant. Je n’ai pas plus à rectifier mes idées en ce point qu’en tout autre ». Sans doute, n’aurait-elle pas écrit cette lettre, si elle avait su que Rousseau était alors en plein désarroi. Deux mois auparavant, voulant s’en remettre à la Providence divine, il avait décidé de déposer son manuscrit des Dialogues – dans lequel il cherchait à montrer son vrai visage : un homme bon, martyrisé par ses congénères - devant la cathédrale de Notre-Dame; mais trouvant les portes closes, il était reparti triste et seul, son manuscrit à la main. Pas même Dieu ne voulait l’entendre ! Terrible épreuve pour celui qui espérait trouver en la Providence, justice et vérité ; il réclamait réparation aux calomnies des hommes (jamais il ne se remettra lui-même en cause, persuadé qu’il est un homme juste et bon…). Ce texte est aujourd’hui une extraordinaire illustration de la parenté mystérieuse entre folie et génie. 

La lettre de la marquise lue, Rousseau ébauche une réponse: «Les ouvriers des ténèbres sont arrivés jusqu’à vous. On vous a prouvé que Jean-Jacques était un méchant[…] et cela vous paraît assez naturel pour me juger sans vouloir m’entendre, pour ne pas même daigner rompre ouvertement avec moi, pour me déchirer le cœur à loisir par les anxiétés de l’incertitude». Mais il n’enverra jamais cette lettre. Devant le silence de Rousseau, Mme de Créquy pensera que son mécontentement cachait une volonté de rupture parce qu’il avait honte de lui avoir lu des passages de ses Confessions et de l’avoir vue pleurer à l’épisode sur ses enfants abandonnés. Que de non dits et de fausses querelles dans ses relations avec les autres ! 

Rousseau, avec l’âge, est devenu de plus en plus susceptible. Il supporte de moins en moins les privilèges de la classe dominante dont une grande partie habite alors le Faubourg Saint-Germain. Rousseau, l’homme du peuple, ne s’est jamais senti à l’aise dans les salons aristocratiques et mondains de la capitale. Cela s’était manifesté notamment dans ses relations avec la baronne de Besenval qui habitait un hôtel de la rue de Varenne. Cette Dame de la noblesse polonaise avait été l’un de ses premiers contacts avec le Faubourg Saint-Germain, en 1742. Elle l’avait reçu aimablement et l’avait même recommandé auprès de M. de Montaigu, nouvellement nommé ambassadeur à Venise et qui cherchait un secrétaire. C’est ainsi qu’il avait pu mener grand train à Venise et découvrir le monde de la diplomatie. Mais cette expérience d’un an s’acheva par un divorce, là encore. Après de bons débuts, où M. de Montaigu est enchanté de l’intelligence et des talents de plume de son secrétaire, il voit d’un mauvais œil les libertés que prend de plus en plus ce dernier. 

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Maurice Leloir (1851-1940)
Rousseau à Venise
Illustration des "Confessions", Launette, 1889

En août 1744, Rousseau avait quitté Venise, deux jours avant que l’ambassadeur ne l’ait congédié… Cette expérience va le renforcer dans son amour de la liberté – « j’aime mieux vivre libre et pauvre jusqu’à la fin que de faire mon chemin dans une route aussi dangereuse », écrivit-il en septembre 1744 -, et dans sa haine des privilèges qu’il dénoncera avec force dans son fameux Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes de (1755) : « Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalité ; l’une, que j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence d’âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit, ou de l’âme; l’autre, qu’on peut appeler inégalité morale ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges, dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres ; comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en faire obéir. »

De retour à Paris, sa visite chez la baronne de Besenval en octobre 1744 se passe mal : «La seule personne qui me reçut mal, et dont j’aurais le moins attendu cette injustice, fut madame de Besenval. Toute pleine des prérogatives du rang et de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la tête qu’un ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire. L’accueil qu’elle me fit fut conforme à ce préjugé. J’en fus si piqué, qu’en sortant de chez elle je lui écrivis une des fortes et vives lettres que j’aie peut-être écrites, et n’y suis jamais retourné.» (Les Confessions)

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