L'hôtel de Saint-Quentin


Pour rejoindre cette rue on repasse par l’entrée du jardin qui donne sur la place Paul Claudel, puis on se dirige vers la Sorbonne par la rue de Vaugirard. Au bout de la place de la Sorbonne, à droite, commence la rue Victor Cousin qui recevait, à hauteur du sud de l’église de la Sorbonne, la rue des Cordiers qui reliait la rue Saint-Jacques à l’époque de Rousseau. Dans cette petite rue des Cordiers, se trouvait l’hôtel meublé de Saint-Quentin, dans lequel logea Rousseau lors de son arrivée à Paris, une ville qui l’avait déjà accueilli pour un court séjour onze ans auparavant (été 1731) : « Autant à mon précédent voyage j'avais vu Paris par son côté défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant; non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que m'avait donnée M. Bordes, j'allai loger à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avaient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n'y trouvai plus aucun; mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connaissance de M. Roguin [un Suisse d’Yverdon], maintenant le doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai beaucoup à parler dans la suite.
J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent comptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de musique pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre pour tâcher d'en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations
.» (Les Confessions)

Rousseau arrive non pas à l’automne 1741 comme il l’écrit, mais en août 1742. Depuis deux ans, il cherche sa voie. Après sa rencontre avec Mme de Warens, et après l’épisode des Charmettes qu’il idéalisera dans ses Confessions, il était devenu le précepteur des fils du seigneur de Mably, le Prévôt général de la maréchaussée des provinces du Lyonnais, Forez et Beaujolais. Une expérience qui tourna court (un an) devant le peu de talent de Rousseau pour le préceptorat. Rousseau se révéla meilleur théoricien que praticien. Il rédigea un Mémoire présenté à M. de Mably sur l’éducation de monsieur son fils qui montra sa capacité à bien dire. Mais quant à celle de bien faire… ce fut une autre histoire. Des idées, mais pas assez de patience pour les mettre en pratique. Pendant un peu plus d’un an, Rousseau vécut entre la Savoie et Lyon, sans se fixer vraiment. Puis il décida de chercher fortune à Paris, avec en poche sa comédie Narcisse et son projet de musique (une nouvelle méthode pour écrire la musique et en simplifier l’apprentissage).

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Johannès Werner
Habitation de J.-J. Rousseau, aux Charmettes
Estampe (19ème siècle)

A Paris, cette fois-ci, il a bien l’intention d’y rester. N’ayant pas beaucoup de moyens, il loge dans un petit hôtel meublé du Quartier latin. En mai 1743, Rousseau quitte l’hôtel Saint-Quentin et emménage au Jeu de Paume de la rue Verdelet (une rue qui finissait dans la rue Plâtrière, aujourd’hui rue J.-J. Rousseau), sans doute pour se rapprocher des Dupin qui tiennent alors l'un des salons parisiens les plus en vue.

Après un an à Venise, Rousseau est de retour à Paris en octobre 1744. Il loge tout d’abord dans le quartier du Palais-Royal (chez son ami espagnol rencontré à Venise, Manuel Ignacio Altuna), avant de revenir dans l’hôtel Saint-Quentin, en février 1745. C’est avec plaisir qu’il retrouve l’indépendance et qu’il lie connaissance avec une jeune lingère de l’hôtel, Thérèse Levasseur qui deviendra sa compagne jusqu’à sa mort : « Ayant senti l'inconvénient de la dépendance, je me promis bien de ne m'y plus exposer. […] je résolus de ne plus m'attacher à personne, mais de rester dans l'indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je commençais à sentir la mesure, et dont j'avais trop modestement pensé jusqu'alors. Je repris le travail de mon opéra [Les Muses galantes], que j'avais interrompu pour aller à Venise ; et pour m'y livrer plus tranquillement, après le départ d'Altuna, je retournai loger à mon ancien hôtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier solitaire et peu loin du Luxembourg, m'était plus commode pour travailler à mon aise que la bruyante rue Saint-Honoré. Là m'attendait la seule consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter dans ma misère, et qui seule me la rend supportable. Ceci n'est pas une connaissance passagère ; je dois entrer dans quelque détail sur la manière dont elle se fit.
Nous avions une nouvelle hôtesse qui était d'Orléans. Elle prit pour travailler en linge une fille de son pays, d'environ vingt-deux à vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que l'hôtesse. Cette fille, appelée Thérèse Le Vasseur, était de bonne famille ; son père était officier de la Monnaie d'Orléans ; sa mère était marchande. Ils avaient beaucoup d'enfants. La Monnaie d'Orléans n'allant plus, le père se trouva sur le pavé ; la mère, ayant essuyé des banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta le commerce, et vint à Paris avec son mari et sa fille, qui les nourrissait tous trois de son travail.
La première fois que je vis paraître cette fille à table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. […] On agaça la petite ; je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis sensible à mes soins, et ses regards, animés par la reconnaissance, qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devenaient que plus pénétrants.
Elle était très timide ; je l'étais aussi. La liaison que cette disposition commune semblait éloigner se fit pourtant très rapidement. L'hôtesse, qui s'en aperçut, devint furieuse, et ses brutalités avancèrent encore mes affaires auprès de la petite, qui, n'ayant d'appui que moi seul dans la maison, me voyait sortir avec peine et soupirait après le retour de son protecteur. Le rapport de nos cœurs, le concours de nos dispositions eut bientôt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête homme ; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple et sans coquetterie ; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d'avance que je ne l'abandonnerais ni ne l'épouserais jamais. L'amour, l'estime, la sincérité naïve, furent les ministres de mon triomphe ; et c'était parce que son cœur était tendre et honnête que je fus heureux sans être entreprenant.
La crainte qu’elle eut que je ne me fâchasse de ne pas trouver en elle ce qu’elle croyait que j’y cherchais recula mon bonheur plus que toute autre chose. Je la vis, interdite et confuse avant de se rendre, vouloir se faire entendre, et n’oser s’expliquer. Loin d’imaginer la véritable cause de son embarras, j’en imaginai une bien fausse et bien insultante pour ses mœurs […] Enfin nous nous expliquâmes : elle me fit en pleurant l’aveu d’une faute unique au sortir de l’enfance, fruit de son ignorance et de l’adresse d’un séducteur. Sitôt que je la compris, je fis un cri de joie: Pucelage! m’écriai-je: c’est bien à Paris, c’est bien à vingt ans qu’on en cherche ! Ah ! ma Thérèse, je suis trop heureux de te posséder sage et saine, et de ne pas trouver ce que je ne cherchais pas. Je n’avais cherché d’abord qu’à me donner un amusement. Je vis que j’avais plus fait, et que je m’étais donné une compagne
» (Les Confessions).

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Maurice Leloir (1851-1940)
Rousseau et Thérèse à la fenêtre
Illustration extraite des Confessions, Launette, 1889

Le second séjour de Rousseau dans cet hôtel dure sans doute jusqu’à l’été 1745, date à laquelle il retourne loger non loin du Palais-Royal et de l’Opéra (situé alors au début de la rue de Valois), dans la rue Jean-Saint-Denis. Au moment de ce nouveau déménagement, Rousseau se lie avec l’abbé de Condillac (futur philosophe et collaborateur de l’Encyclopédie, il était entré dans les ordres mais n’exerça jamais le sacerdoce) : « Je m’étais aussi lié avec l’abbé de Condillac […] Il paraissait aussi se plaire avec moi; et tandis qu’enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l’Opéra, je faisais mon acte d’Hésiode [acte 1 de son opéra Les Muses galantes], il venait quelquefois dîner avec moi tête-à-tête en pique-nique. Il travaillait alors à l’ « Essai sur l’origine des Connaissances humaines », qui est son premier ouvrage. »

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