Rousseau au Panthéon


Avant d’accueillir les grands hommes de la nation, l’édifice fut une église dédiée à Sainte-Geneviève. Sa construction, orchestrée par Soufflot, fut décidée par Louis XV pour honorer un vœu de guérison - il avait demandé à Sainte-Geneviève d’intercéder pour qu’il guérisse d’une forte fièvre. La première pierre fut posée en 1764 et la construction se termina en 1790. Le décret du 4 avril 1791 le désigne comme lieu de sépulture pour nos grands hommes. La suite de l’histoire de ce monument nous est contée par Léo Larguier : « Napoléon fit, bien entendu, enlever l’enseigne républicaine qu’un acteur de l’Odéon replaça en 1830. Napoléon III y ralluma les cierges, mais en 1885 on désaffecta définitivement l’église et le cercueil de Victor Hugo fut exposé devant la porte de bronze qui ne s’ouvre depuis que pour laisser entrer la bière des fils aînés de la "Patrie Reconnaissante".» (Le Quartier latin, Paris tel qu’on l’aime, 1949, Doré Ogrizek)
Après la mort de Jean-Jacques Rousseau survenue le 2 juillet 1778 à Ermenonville – où il vécut ses derniers instants (à peine deux mois) dans un pavillon entouré d’un jardin conçu selon le goût du temps avec un étang, des autels, des rochers, des chaumières et un Temple de la philosophie -, ce dernier est à la fois adulé et exécré. Mais ses détracteurs vont peu à peu perdre de la voix. En 1787, l’avocat Barère compose un éloge à Jean-Jacques : « à la fois proscrit et adoré, il a vu l’enthousiasme lui élever des autels et l’autorité lui dresser des échafauds […] Ô Jean-Jacques ! tout être vertueux et sensible te reconnaîtra pour son maître et son modèle ». La Révolution française, en recherche d’idoles, va élever Jean-Jacques Rousseau sur un piédestal.

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D'après Jean-Michel Moreau,
Tombeau de Jean-Jacques Rousseau
Estampe (XVIIIe siècle)

En 1791, Sébastien Mercier écrit un ouvrage intitulé De J.-J. Rousseau considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution dans lequel on peut lire : « Les maximes de Rousseau ont donc formé la plupart de nos lois, et nos représentants ont eu tout à la fois la modestie et la loyauté d’avouer que le « Contrat social » fut entre leurs mains le levier avec lequel ils ont soulevé et enfin renversé ce colosse énorme du despotisme […] ».
Dans l’ouvrage mentionné par Mercier (Du Contrat social, publié en 1762), Rousseau avait annoncé la couleur dès la première phrase: «L’homme est né libre, et partout il est dans les fers». Il s’agissait d’une réflexion politique pour remédier à ce fait, car « renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme ». Rousseau ne préconise pas de mode de gouvernement idéal, mais soutient que chaque peuple doit choisir lui-même le gouvernement le plus approprié pour qu’il prospère. Ce gouvernement devant se remettre en cause avec le temps : «Si Rome et Sparte ont péri, quel État peut espérer de durer toujours ? ». Mais attention, ce livre est une réflexion intellectuelle à manier avec précaution, car son auteur se cantonne très souvent dans le monde des idées : « la rêverie faisait son bonheur suprême […] il vivait dans son imagination», dira Mme de Staël (Lettres sur les ouvrages et le caractère de Jean-Jacques Rousseau, 1788).
De plus, sa pensée était souvent équivoque, comme l’a souligné Sainte-Beuve dans un article paru au Constitutionnel le 29 avril 1850 : « tout peut paraître à bon droit équivoque et suspect; les idées saines se combinent à tout instant avec les fausses et s’y altèrent. […] Un jour, en une heure d’abandon, causant de ses ouvrages avec Hume, et convenant qu’il en était assez content pour le style et l’éloquence, il lui arriva d’ajouter : « Mais je crains toujours de pécher par le fond, et que toutes mes théories ne soient pleines d’extravagances. » Celui de ses écrits dont il faisait le plus de cas était "Le Contrat social", le plus sophistique de tous en effet, et qui devait le plus bouleverser l’avenir ». En effet, Robespierre, l’homme de la Terreur de 1793, a revendiqué cet ouvrage. En 1791, il s’était écrié: «Homme divin! Tu m’as appris à me connaître; bien jeune tu m’as fait apprécier la dignité de ma nature, et réfléchir aux grands principes de l’ordre social

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D'après Girardet,
Apothéose de Jean-Jacques Rousseau, sa translation au Panthéon le 11 octobre 1794
Estampe

Rousseau est donc porté aux nues au début de la Révolution. « Il est le prophète de la Révolution mais aussi le frère des révolutionnaires, le frère d’armes d’une génération qui récuse l’autorité des pères », écrivent Monique et Bernard Cottret dans leur ouvrage sur Rousseau (Jean-Jacques Rousseau en son temps, Perrin, 2005). N’avait-il pas écrit dans son Émile : « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors ? Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire : il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs.» Et en note de bas de page, il ajoute: «je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer».

Le transfert des cendres de Rousseau d’Ermenonville au Panthéon est envisagé dès 1791, mais ce n’est qu’à l’automne 1794 qu’il se fera. Le 15 septembre 1794, Lakanal amorce le mouvement : « Hâtez-vous donc, citoyens, d’arracher ce grand homme à sa tombe solitaire, pour lui décerner les honneurs du Panthéon et le couronner d’immortalité […] ». Le 11 octobre de cette même année, les cendres de l’écrivain reposent au Panthéon, près de celles de son ennemi Voltaire (qui y repose depuis le 11 juillet 1791). Rousseau et Voltaire, réconciliés malgré eux !  

Conclusion : Rousseau, un grand écrivain

Si Rousseau a suscité et suscite encore autant de témoignages contradictoires, c’est qu’il fut un homme qui cultiva le paradoxe. Aujourd’hui, il est considéré comme l’un des grands représentants du siècle des lumières, et pourtant il écrivit dans l’Émile : « Qui est-ce qui nie que les savants ne sachent mille choses vraies que les ignorants ne sauront jamais ? Les savants sont-ils pour cela plus près de la vérité ? Tout au contraire, ils s’en éloignent en avançant ; parce que, la vanité de juger faisant encore plus de progrès que les lumières, chaque vérité qu’ils apprennent ne vient qu’avec cent jugements faux. Il est de la dernière évidence que les compagnies savantes de l’Europe ne sont que des écoles publiques de mensonges; et très sûrement il y a plus d’erreurs dans l’Académie des sciences que dans tout un peuple de Hurons. Puisque plus les hommes savent, plus ils se trompent, le seul moyen d’éviter l’erreur est l’ignorance. »
Évitons donc d’enfermer sa pensée dans une boîte. Mais j’avoue m’intéresser plus particulièrement à l’écrivain qu’au penseur. Rousseau est un écrivain qui a su merveilleusement retranscrire les vibrations musicales de son âme. Il est le père du romantisme en France. Chateaubriand, Musset, Lamartine, George Sand vont puiser à la source du « moi » des Confessions, des Rêveries du promeneur solitaire et de certaines lettres de La Nouvelle Héloïse. «Là, placé dans la véritable nature de son talent, il arrive à une éloquence de passions inconnue avant lui», écrit Chateaubriand dans son Essai sur les révolutions (1797). La mélancolie, l’individualisme, la sensibilité, l’amour de la nature, tous ces thèmes que l’on retrouve dans les textes de Rousseau seront repris par le romantisme. George Sand, lorsqu’elle entame la rédaction de son Histoire de ma vie, sait qu’elle suit les traces de Rousseau à qui elle rend un vibrant hommage : « Il ne s’agit plus guère pour nous de savoir jusqu’à quel point l’auteur des "Confessions" fut injuste ou malade, jusqu’à quel point ses détracteurs furent impies ou cruels. Ce qui nous intéresse, ce qui nous éclaire et nous influence, c’est le spectacle de cette âme inspirée aux prises avec les erreurs de son temps et les obstacles de sa destinée philosophique, c’est le combat de ce génie épris d’austérité, d’indépendance et de dignité, avec le milieu frivole, incrédule ou corrompu qu’il traversait, et qui, réagissant sur lui à toute heure, tantôt par la séduction, tantôt par la tyrannie, l’entraîna tantôt dans l’abîme du désespoir, et tantôt le poussa vers de sublimes protestations. »

Rousseau au-delà des débats d’idées est un immense écrivain qui possède une éloquence d’une rare clarté et d’une sensibilité extrême. Germaine de Staël a ainsi pris un grand plaisir à lire les ouvrages de Rousseau: «Rousseau remplit souvent, par des pensées ingénieuses, les intervalles de son éloquence, et retient ainsi toujours l’attention et l’intérêt des lecteurs. Une grande propriété de termes, une simplicité remarquable dans la construction grammaticale de sa phrase, donnent à son style une clarté parfaite; son expression rend fidèlement sa pensée; mais le charme de son expression, c’est à son âme qu’il le doit. […] Mais quel plus bel éloge peut-on lui donner, que de lui trouver, presque toujours et sur tant de sujets, la chaleur que le transport de l’amour, de la haine, ou d’autres passions, peuvent inspirer une fois dans la vie, à celui qui les ressent ? Son style n’est pas continuellement harmonieux; mais dans les morceaux inspirés par son âme, on trouve […] une sorte d’harmonie naturelle, accent de la passion, et s’accordant avec elle comme un air parfait avec les paroles qu’il exprime.» (Germaine de Staël, Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau, Paris, 1788).

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