La rue Jean-Jacques Rousseau


Introduction

Le quartier du Palais-Royal fut au XVIIIe siècle le centre de Paris. Dans ses cafés, ses salons, et au milieu des couloirs de l’Opéra, c’est la Révolution qui se préparait dans une ambiance de libertinage et de bons mots - à l’instar de celui de Talleyrand : Tout le monde s’empressait de jeter de l’esprit, personne ne songeait à en ramasser.

Un grand nombre de collaborateurs de l’Encyclopédie ont habité autour du Palais-Royal : Voltaire chez la baronne de Fontaine-Martel, Helvétius, le baron d’Holbach, Grimm chez Mme d’Epinay, Diderot à la fin de sa vie… et Rousseau qui écrivit plusieurs articles sur la musique.

Rousseau vint dans ce quartier à la mode dès le printemps 1743. C’est là qu’il noua contact avec les personnalités les plus en vue de Paris, là aussi qu’il prit pleinement conscience de la dépravation de la société qui l’entourait. Au Palais-Royal, Rousseau se trouvait dans la « capitale de Paris », pour reprendre le mot de Sébastien Mercier : On l’appelle la « capitale de Paris ». Tout s’y trouve; mais mettez là un jeune homme ayant vingt ans, et cinquante mille livres de rente, il ne voudra plus, il ne pourra plus sortir de ce lieu de féerie […]. Ce séjour enchanté est une petite ville luxueuse, renfermée dans une grande; c’est le temple de la volupté, d’où les vices brillants ont banni jusqu’au fantôme de la pudeur : il n’y a pas de guinguette dans le monde plus gracieusement dépravée; on y rit, et c’est de l’innocence qui rougit encore

La rue Jean-Jacques Rousseau, anciennement rue Plâtrière, se trouve au cœur du Paris de Rousseau. A l’automne 1743, il va y venir la première fois pour se rendre chez les Dupin, alors qu’il habite juste à côté rue Verdelet (depuis le printemps 1743), une rue qui aboutissait dans la rue Plâtrière. Il est alors méconnu. Dans les années 1750, il revient loger dans cette rue. Au cours de cette décennie, Rousseau se fera connaître du public avec la parution successivement du Discours sur les sciences et les arts (1750), du Discours sur l’origine de l’inégalité (1755), de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), et la composition de son opéra Le Devin du village (1752). Enfin, après de nombreux vagabondages (en Suisse, en Angleterre, à Lyon…), il revient vivre à Paris dans les années 1770. Il aura alors plusieurs adresses dans cette même rue Plâtrière qui prit son nom en 1791, seulement 13 ans après sa mort.  

Dirigez-vous au n°68 de la Rue J.-J. Rousseau

L'hôtel de Vins

L'hôtel de Vins porte le nom du marquis de Vins d’Agout de Montauban, son propriétaire entre 1674 et 1732. Cet hôtel fut habité par les Dupin – le fermier général (collecteur d’impôts pour le Roi) Claude Dupin de Francueil et son épouse Louise-Marie-Madeleine, après la vente de leur bel hôtel Lambert (situé sur l’île Saint-Louis) en 1739. Les Dupin louent alors l’hôtel de Vins dont ils deviennent les propriétaires en 1758.

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Le n°68 de la rue Jean-Jacques Rousseau, emplacement de l'ancien hôtel des Vins qu'habitaient les Dupin,
© Blue Lion (2012)

C'est ici (et non à l’hôtel Lambert, comme beaucoup l’ont écrit, et notamment Raymond Trousson son biographe de référence) que Jean-Jacques Rousseau fit la connaissance, au début du printemps 1743, de la belle Mme Dupin, qui recevait dans son salon (au 1er étage tous les vendredis), l’un des plus brillants de son temps : « Mme  Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard [richissime financier] et de Mme  Fontaine [belle actrice reconvertie en femme du monde]. Elles étaient trois sœurs qu'on pouvait appeler les trois Grâces. Mme  de la Touche […]; Mme  d'Arty […]; enfin, Mme  Dupin, la plus belle des trois, et la seule à qui l'on n'ait point reproché d'écart dans sa conduite. Elle fut le prix de l'hospitalité de M. Dupin, à qui sa mère la donna avec une place de fermier général et une fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu'il lui avait fait dans sa province. Elle était encore, quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m'était très nouveau; ma pauvre tête n'y tint pas; je me trouble, je m'égare, et bref me voilà épris de Mme Dupin.

Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d'elle, elle ne s'en aperçut point. Elle accueillit le livre et l'auteur, me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s'accompagna du clavecin, me retint à dîner, me fit mettre à table à côté d'elle; il n'en fallait pas tant pour me rendre fou, je le devins. Elle me permit de la venir voir : j'usai, j'abusai de la permission. […] Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait que d'être un peu moins nombreuses pour être d'élite dans tous les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient de l'éclat, les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons-bleus. […]  M. de Buffon, M. de Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners. Si son maintien réservé n'attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa société, d'autant mieux composée, n'en était que plus imposante, et le pauvre Jean-Jacques n'avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n'osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m'en parler. Le troisième jour elle me la rendit, m'adressant verbalement quelques mots d'exhortation d'un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres; ma subite passion s'éteignit avec l'espérance, et, après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux. » (extrait des Confessions).

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D'après Jean-Marc Nattier (1685-1766)
Portrait de Louise Dupin
Huile sur toile, vers 1733
(Collection du Château de Chenonceau)

Le livre dont parle Rousseau ici est sans doute la Dissertation sur la musique moderne, un projet proposant une méthode de lecture de partitions musicales remplaçant les notes par des chiffres. Ce projet ne verra jamais le jour, mais il montre le goût de Rousseau pour la musique que l’on retrouve d’ailleurs dans sa manière d’écrire. Ce goût, il put le partager avec M. Dupin de Francueil, né du premier mariage de M. Dupin et qui avait à peu près le même âge que lui.

Cette riche famille a compté dans la vie de Rousseau puisqu’il fut leur secrétaire particulier pendant cinq ans, du printemps 1747 à l’hiver 1750-1751. A ce titre, il fit plusieurs séjours au château de Chenonceaux qui appartenait alors aux Dupin. C’est grâce à son travail de secrétaire que Rousseau développa ses connaissances en histoire, ethnographie et sciences politiques. Des connaissances qui lui servirent plus tard dans ses ouvrages.

 Dirigez-vous au n°60 de la Rue J.-J. Rousseau

Rousseau, copiste de musique

Entre la fin de l’année 1770 et la fin de l’année 1774, Rousseau habite au 5ème étage de cet immeuble. Dans une lettre datée du 28 décembre 1770, il écrit à Julie-Anne Boy de La Tour, nièce de son ami suisse et négociant Daniel Roguin : « j’ai pris quelques temps un petit logement assez joli quoiqu’au cinquième auprès de mon ancienne demeure, et je vivrais en tout avec assez d’agrément, si les sociétés où je me plais étaient moins éparses et qu’en cette saison les rues de Paris fussent plus praticables pour un piéton qui commence à s’appesantir […]. »

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Le n°60 de la rue Jean-Jacques Rousseau, domicile de l'écrivain entre 1770 et 1774
© Blue Lion (2012)

Julie-Anne Boy de La Tour correspondit avec l’écrivain pendant plus de douze ans. Elle fut une femme généreuse et une fidèle amie pour Rousseau. C’est notamment par son intermédiaire qu’il put se procurer des vêtements de fourrures aux allures de costumes arméniens, très prisés à l’époque.

De ce logement exigu, nous avons quelques renseignements supplémentaires grâce à la lettre d’un admirateur, le marquis François de Chambrier, venu rendre visite à Rousseau en décembre 1773:«Vous me demandez des nouvelles de Jean-Jacques. Je vais le voir de loin en loin et j’y fus pas plus loin qu’hier matin avec le prince Gallitzin qui désirait faire sa connaissance. Le bonhomme est à un 5ème étage où une petite chambre à deux lits et une cuisine, qui sert de passage, complètent tout son appartement. […] Madame fait le fricot, la chambre, les lits, puis vient tricoter auprès de son mari au coin d’un très petit feu.»

Cette lettre nous renseigne sur l’étroitesse du logement occupé par Rousseau, mais aussi sur l’activité quotidienne de sa compagne, Thérèse Levasseur. Durant cette période à Paris, l’écrivain, lorsqu’il n’était pas dérangé par les visites, passait la plupart de son temps à copier de la musique pour subvenir aux besoins du ménage. Sa notoriété était telle que les commandes affluaient, surtout au début, malgré le prix élevé qu’il demandait par rapport aux autres copistes de l’époque (10 sous par page). Dans son écrit autobiographique Rousseau juge de Jean-Jacques, le «Citoyen de Genève» parle de ce travail de copiste et explique pourquoi il l’a préféré à celui d’auteur:
«Pourquoi copier de la musique au lieu de faire des livres ? Il y gagnerait davantage et ne se dégraderait pas. Je répondrais volontiers à cette question en la renversant. Pourquoi faire des livres au lieu de copier de la musique, puisque ce travail me plaît et me convient plus que tout autre, et que son produit est un gain juste, honnête et qui me suffit ? Penser est un travail pour moi très pénible qui me fatigue me tourmente et me déplaît ; travailler de la main et laisser ma tête en repos me récrée et m’amuse. Si j’aime quelquefois à penser c’est librement et sans gêne en laissant aller à leur gré mes idées sans les assujettir à rien. Mais penser à ceci ou à cela par devoir par métier, mettre à mes productions de la correction de la méthode est pour moi le travail d’un galérien, et penser pour vivre me paraît la plus pénible ainsi que la plus ridicule de toutes  les occupations. […] Je vends le travail de mes mains, mais les productions de mon âme ne sont pas à vendre; c’est leur désintéressement qui eut seul leur donner de la force et de l’élévation. […] Pourquoi vouloir que je fasse encore des livres quand j’ai dit tout ce que j’avais à dire, et qu’il ne me resterait que la ressource trop chétive à mes yeux de retourner et de répéter les mêmes idées ? A quoi bon redire une seconde fois et mal, ce que j’ai dit une fois de mon mieux ? […] Dans la position où je suis si j’avais à faire des livres, je n’en devrais et n’en voudrais faire que pour la défense de mon honneur, et pour confondre et démasquer les imposteurs qui la diffament […] A qui m’adresserais-je pour me faire imprimer qui ne fût un de leurs émissaires ou qui ne le devînt aussitôt ? […] Si l’on paraissait m’en laisser le moyen ce serait un piège. Quand j’aurais dit "blanc", on me ferait dire "noir" sans même que j’en susse rien, et puisqu’on falsifie tout ouvertement mes anciens écrits qui sont dans les mains de tout le monde, manquerait-on de falsifier ceux qui n’auraient point encore paru, et dont rien ne pourrait constater la falsification, puisque mes protestations sont comptées pour rien?» (Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques, 1777, posthume).

On sent dans ces propos beaucoup d’amertume. Rousseau a subi de nombreuses attaques de son vivant qui ont généré, chez cet homme d’une extrême sensibilité, une forme de paranoïa. Rousseau va se défendre en cherchant à se justifier. Naîtront alors Les Confessions, puis Rousseau juge de Jean-Jacques et enfin Rêveries d’un promeneur solitaire. Ce besoin de justification provient notamment d’un sentiment de culpabilité ressenti dès son plus jeune âge. Enfant, son père lui reprocha souvent la mort de sa mère (celle-ci est morte en couches, à la naissance de Jean-Jacques). 

Louis-Sébastien Mercier, l’auteur du Tableau de Paris et fervent admirateur de Rousseau, exprima par ailleurs sa déception d’avoir rencontré en 1771 un homme malade : « Je l’ai visité rue Plâtrière; et de quelle douleur profonde ne fus-je pas pénétré, lorsque, me trouvant en face de l’auteur d’"Émile", je vis que ce fameux écrivain était malade du cerveau ! Je soupirai lorsque je l’entendis me parler de ses chimériques ennemis, de la conspiration universelle formée contre sa personne […] Oui, J.-J. Rousseau, mû par une imagination trop ardente et plein d’un orgueil inconnu à lui-même, s’imaginait voir autour de lui une ligue d’ingénieux ennemis qui avaient déterminé les décrotteurs à lui refuser leurs services, les mendiants à rejeter son aumône, et les soldats invalides à ne pas le saluer. Il croyait fermement qu’on suivait tous ses pas, qu’on épiait tous ses discours, et qu’une foule d’émissaires, sentinelles assidues, étaient répandus dans toute l’Europe, pour le dénigrer, tantôt dans l’esprit du roi de Prusse, tantôt dans l’esprit de la fruitière sa voisine, qui ne se relâchait du prix ordinaire de la salade et des poires que pour l’humilier. Tel je l’ai vu et je dois cet hommage à la vérité […] » (Tableau de Paris, Amsterdam, 1782-1788)

De nombreux autres témoignages (plus enthousiastes !) existent à propos des dernières années de Rousseau à Paris. Attardons-nous sur celui de Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur de Paul et Virginie

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Ernst Hader (1866-1910),
L'écrivain français et botaniste Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737–1814)
(Wikimédia)

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Statue de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre dans le Jardin des plantes à Paris
© LPLT

Amoureux de la nature sauvage, comme Rousseau, les deux hommes avaient fait connaissance en juillet 1771. Malgré quelques brouilles dues aux sautes d’humeurs de Rousseau, ils vont nouer des liens d’amitié et aimeront se promener ensemble dans les bois d’Ile-de-France. Bernardin de Saint-Pierre lui consacrera même un essai dans lequel il dressera un beau portrait de l’écrivain et philosophe. Il y livrera en même temps de précieux détails sur l’appartement du 60 rue Plâtrière qu’occupaient Rousseau et sa femme, appartement qu’il visite en juin 1772 avec un ami : « […] nous entrâmes dans une chambre où J.J. Rousseau était assis, en redingote et en bonnet blanc, occupé à copier de la musique. Il se leva d’un air riant, nous présenta des chaises, et se remit à son travail en se livrant toutefois à la conversation. Il était d’un tempérament maigre et d’une taille moyenne. Une de ses épaules paraissait un peu plus élevée que l'autre, soit que ce fut l'effet d'un défaut naturel, ou de l'attitude qu'il prenait dans son travail, ou de l'âge qui l'avait voûté, car il avait alors 64 ans […] Il avait le teint brun, quelques couleurs aux pommettes des joues, la bouche belle, le nez très bien fait, le front rond et élevé, les yeux pleins de feu. Les trais obliques qui tombent des narines vers les extrémités de la bouche […] exprimaient une grande sensibilité et quelque chose même de douloureux. […] Près de lui était une épinette sur laquelle il essayait de temps en temps de jouer des airs. Deux petits lits de cotonine [toile de gros coton] rayée de bleu et de blanc comme la tenture de sa chambre, une commode, une table et quelques chaises faisaient tout son mobilier. Aux murs étaient attachés un plan de la forêt et du parc de Montmorency ou il avait demeuré, et une estampe du Roy d'Angleterre son ancien bienfaiteur. Sa femme était assise, occupée à coudre du linge; un serin chantait dans sa cage suspendue au plafond; des moineaux venaient manger du pain sur ses fenêtres ouvertes du côté de la rue, et sur celle de l'antichambre on voyait des caisses et des pots remplis de plantes telles qu'il plait à la nature de les semer. Il y avait dans l'ensemble de son petit ménage un air de propreté, de paix et de simplicité qui faisait plaisir. » (La vie et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, É. Cornély, 1907)

 Dirigez-vous vers le n°56 de la Rue J.-J. Rousseau

L’Hôtel du Saint-Esprit

Rousseau a habité plusieurs fois à cette adresse où se tenait alors l’Hôtel du Saint-Esprit. La maison date du XVIIe siècle, mais elle a été remaniée au XIXe siècle. La décoration extérieure de la porte principale, avec ses deux lions en pierre, date sans doute du XIXe siècle. A l’époque de Rousseau, le n°56 était un hôtel meublé où l’on louait une chambre au mois.

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Le n°56, rue Jean-Jacques Rousseau
© Blue Lion (2012)

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Détails de la porte au 56, rue Jean-Jacques Rousseau
© Blue Lion (2012)

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Détails de la porte au 56, rue Jean-Jacques Rousseau
© Blue Lion (2012)

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Intérieur du 56, rue Jean-Jacques Rousseau
© Blue Lion (2012)

Dans la lettre du 17 décembre 1747 que Rousseau adresse à Mme de Warens, on apprend que le « Citoyen de Genève » est déjà venu avant cette date : « Il n’y a que six jours, ma très chère Maman, que je suis de retour de Chenonceaux […] Je suis de nouveau à l’Hôtel Saint-Esprit, rue Plâtrière. » Le Japonais Kobayashi situe ce premier séjour à la fin de l’année 1745. Après un deuxième séjour à Chenonceaux à l’automne 1746, Rousseau déménagera rue Neuve-des-Petits-Champs. 

Rousseau revient loger à l’Hôtel du Saint-Esprit de décembre 1747 au printemps 1750, date à laquelle il déménagera à l’Hôtel du Languedoc, situé au tout début de cette même rue. C’est au cours de cette période qu’eut lieu, en août 1749, ce que l’on a coutume d’appeler « l’illumination de Vincennes ». Un évènement majeur dans la vie littéraire de l’écrivain, puisqu’il aurait poussé Rousseau à s’engager dans la rédaction d’ouvrages philosophiques, dont le premier, intitulé Discours sur les sciences et les arts.

Il ne semble par ailleurs pas excessif de parler « d’illumination », notamment lorsqu’on lit la description que fait Rousseau de ce moment dans la deuxième Lettre à M. de Malesherbes (12 janvier 1762) : « J'allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes ; j'avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit ["Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs"]. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture; tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières; des foules d'idées vives s'y présentèrent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant j'aperçois tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir senti que j'en répandais. Oh ! Monsieur, si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j'aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement et que c'est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants ! Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui dans un quart d'heure m'illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier Discours, celui sur l'Inégalité et le Traité de l'éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même tout. […] Voilà comment, lorsque j'y pensais le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l'attrait d'un premier succès et les critiques des barbouilleurs me jetèrent tout de bon dans la carrière. »

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Sur la route de Vincennes, Jean-Jacques Rousseau lit le cahier du Mercure de France
(Genève, Collection Jean-Jacques Monney)

Et dans ses Confessions, il ajoutera : « Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c’est qu’arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite au crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. ». A la suite de cette « illumination », Rousseau, poussé par Diderot, va donc concourir et remporter le prix. En décembre 1750, son Discours, écrit la nuit dans sa chambre de l'hôtel du Saint-Esprit, est publié et fait grand bruit. Si l’on s’accorde sur le style éloquent de son auteur, on déclare la guerre à l’homme et aux idées. Les publications qui suivront auront un plus grand retentissement. La gloire, mais aussi les ennuis, commencent alors pour Rousseau…

De fin juin 1770 à la fin 1770, l’écrivain et philosophe loge une troisième et dernière fois à l’Hôtel du Saint-Esprit. Deux lettres de Rousseau parlent de cet appartement exigu situé au 5ème étage :
À Julie-Anne Boy de La Tour, juillet 1770 : « […] j’ai repris mon logement et mes anciennes connaissances ; j’ai eu le plaisir de les retrouver et elles ont aussi marqué de la satisfaction à me revoir. A tout prendre l’habitation de Paris peut avoir pour moi ses agréments ainsi que ses avantages […] »
À Julie-Anne Boy de La Tour, août 1770 : « […] comme nous n’avons qu’une seule chambre ma femme et moi, je suis livré sans refuge à tous ceux qui m’obsèdent et qui tâchent de ne pas me laisser un moment de liberté, et j’ai bien de la peine à leur dérober de temps en temps quelque minute pour vous écrire en bonne fortune. Je compte dans le courant de la semaine changer de chambre, et me ménager dans celle où je passe un petit réduit dans lequel, si ces terribles gens ne viennent pas m’y forcer, je serai un peu plus maître de moi. »

On note que Rousseau cherche à s’isoler des importuns. Mais il est vrai que depuis le décret de prise de corps prononcé à son encontre le 9 juin 1762, suite à la condamnation de son traité sur l’éducation, l’Émile, c’est la première fois qu’il revient à Paris. Les gens sont curieux de voir cet homme si célèbre… Les visiteurs affluent, surtout au début. Ainsi le prince de Ligne, né à Bruxelles, maréchal, diplomate et grand mémorialiste, rapporte sa visite en ce lieu : « Je ne savais pas encore, en montant l’escalier, comment je m’y prendrais pour l’aborder ; mais accoutumé à me laisser aller à mon instinct […] j’entrai et parus me tromper : […] – Monsieur, pardonnez, je cherchais M. Rousseau de Toulouse. – Je ne suis, me dit-il, que Rousseau de Genève. – Ah oui, lui dis-je, ce grand herboriseur ! je le vois bien. Ah mon Dieu ! que d’herbes et de gros livres ! ils valent mieux que tout ce qu’on écrit ! – Rousseau sourit presque, et me fit voir peut-être sa pervenche et tout ce qu’il y avait ente chaque feuillet de ses in-folio. Je fis semblant d’admirer ce recueil […] – Est-il vrai que vous soyez si habile pour copier la musique ? - Il alla chercher de petits livres en long, et me dit : Voyez comme cela est propre ! et il se mit à parler de la difficulté de ce travail […] je lui dis que je croyais pourtant qu’il n’avait pris ces deux genres d’occupation servile, que pour éteindre le feu de sa brûlante imagination. Hélas! me dit-il, les autres occupations que je me donnais pour m'instruire et instruire les autres, ne m'ont fait que trop de mal. Je lui dis après, la seule chose sur laquelle j'étais de son avis dans tous ses ouvrages, c'est que je croyais comme lui au danger de certaines connaissances historiques et littéraires, si l'on n'a pas un esprit sain pour les juger. Il quitta dans l'instant sa musique, sa pervenche et ses lunettes, entra dans des détails supérieurs peut-être à tout ce qu'il avait écrit, et parcourut toutes les nuances de ses idées avec une justesse qu'il perdait quelquefois dans la solitude, à force de méditer et d'écrire; ensuite, il s'écria plusieurs fois : "Les hommes! Les hommes!" […] Sa vilaine femme, ou servante, nous interrompait quelquefois par quelques questions saugrenues qu'elle faisait sur son linge ou sur la soupe. Il lui répondit avec douceur, et aurait ennobli un morceau de fromage, s'il en avait parlé. Je ne m'aperçus pas qu'il se méfiât de moi le moins du monde. A la vérité, je l'avais tenu bien en haleine depuis que j'entrai chez lui, pour ne pas lui donner le temps de réfléchir sur ma visite. J'y mis fin malgré moi, et, après un silence de vénération, en regardant entre les deux yeux l'auteur de la "Nouvelle Héloïse", je quittai le galetas, séjour des rats, mais sanctuaire du génie. Il se leva, me reconduisit avec une sorte d'intérêt, et ne me demanda pas mon nom. » (Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne, J.-J. Paschoud, 1809)

Précisons, à propos du prince de Ligne, qu’il ne fut pas un fervent adepte de Rousseau. Il fut beaucoup plus proche de Voltaire et de ses idées.

Lorsque Rousseau revient vivre à Paris, cela fait déjà plusieurs années qu’il n’a pas écrit d’ouvrages susceptibles d’être condamnés. Sa dernière œuvre polémique remonte à 1764, il s'agit des Lettres écrites de la Montagne, en réponse aux Lettres écrites de la campagne, rédigées par le procureur Tronchin, et dont le sujet traitait du gouvernement de Genève. 

 Dirigez-vous vers le n°52 de la Rue J.-J. Rousseau

Le dernier domicile parisien

Rousseau habite au 2e étage d’un immeuble disparu situé à cet emplacement. C’est son dernier domicile parisien. Il y reste de fin 1774 à mai 1778, date à laquelle il s’installera à Ermenonville, où il mourra le 2 juillet 1778. 

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Le n°52 de la rue Jean-Jacques Rousseau, son dernier domicile parisien
© Blue Lion (2012)

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Plaque indiquant le dernier domicile de l'écrivain et philosophe à Paris
© Blue Lion (2012)

Une lettre de Rousseau à Mme Delessert (fille aînée de Julie-Anne Boy de La Tour), datée du 17 décembre 1774, nous renseigne sur la raison de son déménagement : « Je n’ai point changé de rue, je suis seulement quelques portes plus bas, vis-à-vis de l’hôtel de Bullion ; mon nouveau logement quoique plus grand et plus commode me plait pourtant beaucoup moins que celui que je viens de quitter […] j’espère être ici du moins à l’abri du voisinage scandaleux qu’on m’avait donné dans l’autre, et qui m’a forcé enfin d’en sortir après quatre ans d’habitation […]. »

Durant cette période, Bernardin de Saint-Pierre continue de voir Rousseau. Il interrompit toutefois ses visites pendant un moment, à la suite d’un accueil glacial que lui réserva son ami. Rousseau avait en effet ses « humeurs misanthropes » : « L’homme célèbre avait rendu l’homme sensible trop malheureux. Pour moi je ne le quittais point sans avoir soif de le revoir. Un jour que je lui rapportais un livre de botanique, je rencontrai dans l’escalier sa femme qui descendait : elle me donna la clé de la chambre, en me disant : « Vous trouverez mon mari. » J’ouvre sa porte : il me reçoit sans rien dire d’un air austère et sombre ; je lui parle : il ne me répond que par monosyllabes. En copiant sa musique il effaçait et ratissait à chaque instant son papier. J'ouvre pour me distraire un livre qui était sur sa table. « M. aime la lecture », me dit il d'une voix troublée. Je me lève pour me retirer. Il se lève en même temps, et me reconduit jusque sur l'escalier, en me disant, comme je le priais de ne pas se déranger : « C'est ainsi qu'on en doit agir envers les personnes avec lesquelles on n'a pas une certaine familiarité. »  Je ne lui répondis rien, mais agité jusqu'au fond du cœur d'une amitié si orageuse je me retirai résolu de ne plus retourner chez lui.

II y avait deux mois et demi que je ne l'avais vu lorsque nous nous rencontrâmes une après midi au détour d'une rue. Il vint à moi et me demanda pourquoi je ne venais plus le voir. «Vous en savez la raison», lui répondis-je. «Il y a des jours, me dit-il, où je veux être seul. J’aime mon particulier. […] Je serais fâché, ajouta-t-il d’un air attendri, de vous voir trop souvent, mais je serais encore plus fâché de ne pas vous voir du tout»; puis, tout ému : «Je redoute l’intimité…j’ai fermé mon cœur… […]

L’humeur me surmonte, et ne vous en apercevez-vous pas bien? Je la contiens quelque temps, ensuite je ne suis plus le maître: elle éclate malgré moi. J’ai mes défauts. Mais, quand on fait cas de l’amitié de quelqu’un, il faut prendre le bénéfice avec les charges.» Il m’invita à dîner chez lui pour le lendemain.»

Malgré son orgueil, Rousseau était très conscient de ses faiblesses, mais il n’était pas haineux. Au début du deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques, il écrit : « C’est un homme sans malice plutôt que bon, une âme saine mais faible, qui adore la vertu sans la pratiquer, qui aime ardemment le bien et qui n’en fait guère. Pour le crime, je suis persuadé comme de mon existence qu’il n’approcha jamais de son cœur, non plus que la haine. »

Les dernières années de Rousseau sont marquées par un véritable culte à son égard, culte qui perdurera sous la Révolution française et à l’époque du Romantisme. Mme Roland, rapportant une visite qu’elle lui fit en février 1776, dira qu’«on n’entre pas avec plus de vénération dans les temples que je n’en avais à cette humble porte ». Rousseau, qui ne cherchait guère le commerce des autres hommes, est devenu prophète malgré lui…

 Dirigez-vous vers la partie Sud de la Rue J.-J. Rousseau

L’hôtel du Languedoc

La partie sud de la rue représente l'emplacement de l’hôtel du Languedoc, dans lequel logea Rousseau et sa compagne Thérèse Levasseur du printemps 1750 à avril 1756, date de l’installation de Rousseau à Montmorency dans une maisonnette mise à disposition par Mme d’Epinay. L’hôtel était alors situé dans la rue Grenelle-Saint-Honoré qui correspond à la partie de la rue Jean-Jacques Rousseau située entre la rue Coquillière et la rue Saint-Honoré. On ne connaît pas exactement l’emplacement de cet hôtel. Deux hypothèses sont aujourd’hui avancées pour le localiser : soit au n°3, soit au n°27.

Rousseau loge dans un appartement au 4ème étage, tandis que les parents de Thérèse occupent deux greniers au 6ème et dernier étage de l’hôtel. Les Confessions parlent de ce logement et de celle qu’il épousera à la fin de sa vie (mariage non religieux, et donc non officiel, car les mariages civils n’existaient pas encore) : « Avec les meubles qu’avait déjà Thérèse, nous mîmes tout en commun, et ayant loué un petit appartement à l’hôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, chez de très bonnes gens, nous nous y arrangeâmes comme nous pûmes ; et nous y avons demeuré paisiblement et agréablement pendant sept ans, jusqu’à mon délogement pour l’Ermitage. […] Le cœur de ma Thérèse était celui d’un ange ; notre attachement croissait avec notre intimité, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous étions faits l’un pour l’autre. Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité : nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette ; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les passants ; et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d’un quartier de gros pain, de quelques cerises, d’un petit morceau de fromage et d’un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnements sont délicieux ! Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer, et sans nous douter de l’heure, si la vieille maman ne nous eût avertis. » (Les Confessions).

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Rousseau enseignant les heures à Thérèse

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Maurice Leloir (1851-1940)
Rousseau enseignant les heures à Thérèse
Illustration des Confessions, Launette, 1889

Le tableau brossé ici par Rousseau est quelque peu idyllique. Les témoignages de ses contemporains vis-à-vis de Thérèse sont, quant à eux, beaucoup plus durs. Rousseau lui-même ne fut pas toujours aussi tendre. Il fera en effet, à la fin de son séjour à Montmorency, un «dictionnaire des phrases de sa compagne» pour amuser Mme de Luxembourg, l’une de ses protectrices. Thérèse est une femme sans instruction, souvent présentée comme bête, menteuse et cancanière. Rousseau avouera n’avoir jamais pu lui faire apprendre à lire l’heure. Alors qu’avait-elle donc pour elle ? Du cœur, du bon sens et une fidélité de chien de garde envers son « grand homme ». Avec elle, Rousseau commence, selon Raymond Trousson, une double vie : le jour, il hante les salons, joue à l’homme de lettres, se faufile dans l’aristocratie; le soir, il retrouve une lingère sans complication, qui fait bouillir le pot-au-feu, reprise ses hardes et prend soin de lui.

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