L'hôtel de Bourgogne


La tour Jean-Sans-Peur

«Le théâtre soutient l’âme.» C. Chaplin

La tour Jean-sans-Peur est le dernier vestige de l’ancien hôtel de Bourgogne. En 1270, Robert II d’Artois fit édifier un hôtel adossé à l’enceinte de Philippe Auguste. Devenu au XIIIe siècle l’hôtel de Bourgogne, l’édifice s’agrandit pour occuper l’espace compris entre les rues Tiquetonne, Montorgueil, Saint-Denis et Mauconseil (actuelle Turbigo). La rue Française ne fut tracée que bien plus tard, sous le règne de François 1er (1515-1547), et coupa l’hôtel en deux parties. C’est la partie ouest que les Confrères de la Passion occupèrent dès 1548. L’endroit était à l’abandon et les Confrères le réhabilitèrent pour le transformer en salle de spectacle. Ils apposèrent sur la façade un écusson de pierre soutenu par deux anges et sur lequel était sculptée une croix avec les instruments de la Passion.

Les Confrères de la Passion restaient des bourgeois qui, bien que la farce et la sottie leur parurent d’une nécessité évidente pour attirer le public, craignaient encore trop l’outrecuidance de ces spectacles pour les jouer eux-mêmes. Ainsi, pour ces intermèdes qui venaient « farcir » leurs mystères, ils firent appel à des troupes telles que la compagnie des Sotz ou les Enfants sans-souci. Les comédiens de ces troupes pouvaient être de « bons bourgeois » comme eux mais ils pouvaient aussi venir des quatre coins du pays et il n’était pas rare qu’une actrice s’adonne par ailleurs à la prostitution ou qu’un acteur aille détrousser quelques badauds la nuit venue. Si l’on imagine l’entrefilet de ruelles sombres et sans éclairage du Paris d’autrefois, il est aisé de comprendre l’origine de certains noms de rues telle que la rue de la Grande truanderie, à deux pas des Halles toutes proches. L’histoire a retenu les noms de quelques–uns de ces joyeux histrions. Un champenois né en 1575, nommé dans la vie Deslauriers et sur scène Bruscambille, se fit connaître par ses bons mots et ses harangues particulièrement graveleuses. Il ne s’épargnait  pas les gestes indécents et les grimaces salaces pour décrocher les rires d’un public qui raffolait de ce genre d’obscénités. Entre deux farces, le comédien pouvait à l’envie parodier l’éloquence d’un magistrat dans un procès entre un pou et un morpion, soulever le jupon des femmes pour y étudier le saut des puces, ou encore prétendre revenir des enfers où il était parti demander aux âmes damnées : «Uter vir an mulier se magis delectet in copulatione?» (Lequel de l’homme ou de la femme est plus heureux durant la copulation?) Ses mimiques suggestives suffisaient à faire rire aux éclats un public qui ne comprenait pas toujours son latin approximatif... Il va sans dire que ces sermons joyeux, comme on disait, n’étaient pas du goût du clergé lorsqu’il venait farcir les mystères représentant les actes des apôtres ou la Passion du Christ. D’autant plus qu’au sein même des mystères pouvaient être prononcés des dialogues audacieux tels que celui-ci dans lequel un ange s’adresse à l’Éternel:

«L’ange : Père Éternel, vous avez tort. Et devriez avoir vergogne. Votre fils bien-aimé est mort. Et vous dormez comme un ivrogne.
Dieu : Il est mort ?
L’ange : Oui, foi d’homme de bien.
Dieu : Diable emporte qui n’en savait rien!»

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Frontispice des "Fantaisies de Bruscambille",
ouvrage de Nicolas Deslauriers (surnommé Bruscambille), auteur et comédien de l'hôtel de Bourgogne,
publié en 1615.

Pierre Gringoire ou Gringore, un autre personnage que Victor Hugo rendit célèbre dans Notre-Dame de Paris (1831), eut une carrière florissante au sein des Enfants sans-souci. Mais le grand écrivain romantique fit preuve d’anachronisme en présentant Gringoire écrivant des sotties en 1482 alors que le bonhomme est né en 1475. Ce n’est donc que quelques années plus tard que ce poète originaire de Normandie fit parler de lui.

« Il n'y avait pas une oreille plus attentive, pas un cœur plus palpitant, pas un œil plus hagard, pas un cou plus tendu, que l'œil, l'oreille, le cou et le cœur de l'auteur, du poète, de ce brave Pierre Gringoire, qui n'avait pu résister, le moment d'auparavant, à la joie de dire son nom à deux jolies filles. Il était retourné à quelques pas d'elles, derrière son pilier, et là, il écoutait, il regardait, il savourait. Les bienveillants applaudissements qui avaient accueilli le début de son prologue retentissaient encore dans ses entrailles, et il était complètement absorbé dans cette espèce de contemplation extatique avec laquelle un auteur voit ses idées tomber une à une de la bouche de l'acteur… » Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1831)

La troupe des Enfants sans-souci était composée en grande partie de jeunes gens de la classe moyenne ou pauvre. Leurs représentations étaient axées autour des fameuses sotties qui maniaient satires, médisances, critiques et même calomnies avec une aisance incomparable. Influencés directement par les fols, ils réclamaient une grande liberté d’action et de parole que les pouvoirs successifs ne leur laissèrent pas toujours le loisir d’exercer. Leur chef se faisait appeler « Prince des Sotz » et Clément Marot fit partie de la troupe tout comme notre célèbre Gringoire qui appartenait plutôt à la bourgeoisie rangée de la capitale. Aimant l’ordre et soumis à l’autorité royale dont il admirait la politique, Gringoire sut se faire aimer du roi en écrivant des pièces propres à satisfaire les attentes du monarque. Louis XII avait quelques différends avec l’Église et le pape Jules II, et Gringoire se fit un plaisir de composer un bon nombre d’opuscules satiriques mettant à mal l’image du clergé. 

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"Gringoire dans le costume de la mère Sotte",
frontispice du « Jeu du prince des sotz et mère Sotte, joué aux halles de Paris,
le mardy gras, l’an mil cinq cens et unze » de Pierre Gringoire.
(Paris, Bibliothèque nationale)

Dans Le jeu du Prince des Sots et de la Mère Sotte écrit en 1511 et dans lequel l’auteur soutient ouvertement le roi dans le conflit qui l’oppose à la papauté, Gringoire enfile lui-même le costume de la Mère Sotte, ce qu’il réitéra souvent, ce personnage étant le plus prestigieux des Enfants sans-souci après le Prince des Sots. Gringoire gagna donc en réputation tant par son jeu que par ses écrits. Pour gagner le bon peuple à ses idées et obtenir les faveurs de l’opinion publique dans les actions qu’il s’apprêtait à entreprendre contre le pape, Louis XII chargea donc Gringoire, contre une belle rémunération, de composer une sottie capable de ravir chacun, des plus hauts notables aux plus petites gens. Ainsi, entouré des seigneurs de la Lune, du Plat, de Joye, de Gayeté, de l’abbé de Plate-Bource, du général d’Enfance et du Prince des Sots, Gringoire et sa troupe s’appliquèrent à frapper fort plutôt que juste et le roi en eut pour son argent ! Appliqué à satisfaire le public populaire amateur de grivoiseries, Gringoire, déguisé en Mère Sotte, venait se plaindre au Prince des Sots qui représentait le roi en personne. La Mère Sotte, selon l’usage, s’exprimait en grognements, mâchonnant ses propos, ruminant, rouspétant et glissant entre ses dents critiques acerbes à l'encontre de l’Église.

«Le Prince: Qui parle?
Gayeté: La Mère Sotte
La Mère Sotte: Que ay-je à faire de la guerre? Et que sur le siège de Saint-pierre soit assis un fol ou un sage ? Peu m’importe que l’église erre pourvu que la paix règne en cette terre!»

Porté par sa popularité et ses relations privilégiées avec le pouvoir, Gringoire dirigea longtemps les mystères de Paris en accord avec les Confrères de la Passion.

Mais le vent tourna lorsque des procès furent intentés contre les clercs de la Bazoche (voir étape suivante) qui peignaient la reine-mère sous les traits de la mère Sotte et Gringoire quitta Paris pour la cour de Lorraine où il prit le nom de Vaudémont. Devenu héraut d’armes, il participa à la répression de la révolte des Rustauds à Saverne en 1525 et fut comblé de faveurs, grâce à son attitude héroïque, par Antoine de Lorraine qu’il connut sans doute à la cour de Louis XII. Il mourut en Lorraine en 1539 après avoir écrit un répertoire fourni de sotties et autres farces aux accents satiriques qui inspirèrent bon nombre d’auteurs classiques tels que Molière. 

Les troupes diverses qui parcouraient les campagnes de France et venaient se montrer à Paris firent concurrence aux Confrères de la Passion qui obtinrent du Parlement l’exclusivité du théâtre. En 1548, le Parlement interdit alors aux autres compagnies de s’exhiber dans la capitale, ses faubourgs et ses banlieues. C’était là un privilège que les Confrères gardèrent longtemps. Mais dans le même temps, las des exactions des farceurs et autres sotz intenables, l’Église interdit la représentation des mystères. Les auteurs se tournèrent alors vers les dramaturges antiques et renouvelèrent des genres alors disparus, abandonnant définitivement les Passions et autres miracles d’inspiration religieuse. Le théâtre avait, sans le savoir, gagné son indépendance à l’égard de l’Église.

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Abraham Bosse,
"Les farceurs à l'Hôtel de Bourgogne",
au centre de gauche à droite : Turlupin, Gaultier-Garguille et Gros-Guillaume,
estampe, 1634
(Oxford, Ashmolean Museum).

Plus tard, l’hôtel connaîtra d’autres heures de gloire. En 1628, la troupe de Valleran-Lecomte s’y installe et de grands noms viendront s’ajouter à la légende des lieux : Gros-Guillaume (qui en devint le directeur), Turlupin (1587-1637), Gaultier-Garguille mais surtout la Champmeslé et Floridor qui quitta la troupe du Marais pour prendre la direction de l’hôtel en 1647; enfin l’illustre Jean Racine y créa ses plus belles tragédies. 

Sous le règne de Louis XIII (1610-1643), la troupe prit le titre de Troupe Royale. Elle devint alors une institution échappant à la juridiction du Parlement pour ne dépendre que du Palais-Royal. Elle se vit octroyer la jouissance perpétuelle de l’hôtel de Bourgogne mais dut s’engager à verser trois livres tournois aux Confrères de la Passion. C’était en 1613, soit plus de deux cents ans après la création de la vénérable confrérie ! 

Pour finir, la Troupe Royale se verra ordonner par le roi de fusionner avec la troupe de l’hôtel de Guénégaud qui elle-même résultait de la fusion des troupes de Molière avec celle du Marais où se jouait les pièces de Corneille. Ainsi naissait sous les auspices du Roi-Soleil ce qui allait devenir le Théâtre-Français et plus tard la Comédie-Française.

Pour se rendre à l’étape suivante, remonter la rue Saint-Denis jusqu’à la Place du Châtelet et traverser le pont au Change. En passant sur le pont, vous pouvez voir à votre gauche, sur l’autre rive, le bâtiment du tribunal de commerce qui fut autrefois l’église Saint-Barthélemy puis le théâtre de la Cité jusqu’en 1807. L’endroit devint alors le fameux « bal du Prado » avant de laisser sa place à l’actuel tribunal, vers 1860. A droite, vous ne manquerez pas les tours de César et d’Argent de la Conciergerie, notre future étape.

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Le tribunal de commerce
vu depuis le pont au Change.
Il fut construit entre 1860 et 1865 sur ordre de Napoléon III.

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Pierre-Antoine Demachy,
Démolition de l’église Saint-Barthélemy, sur l’Ile de la Cité,
huile sur toile, 1791
(Paris, Musée Carnavalet).

 

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