Introduction


Le comptoir d'un café est le parlement du peuple
Honoré de Balzac

Si autrefois Dieu était dans le détail, comme aimait le dire le célèbre historien d’art Aby Warburg, à notre modeste avis Dieu peut être aussi bien dans le détour. Commençons donc avec une digression philosophique. La phénoménologie est cette doctrine qui présuppose une relation directe entre les êtres et les choses. Pour comprendre un phénomène, il faut en analyser l’existence. Cette branche de la science de l’homme présuppose qu’on se penche non seulement sur l’idée en soi, mais sur l’action ainsi que sur la relation que des différentes entités entretiennent entre eux. 

Ce qui nous intéresse, dans notre détour, en revenant au sujet qui fait le titre de cette guide, sont les lieux et les actions que ces lieux génèrent, leur vécu « phénoménologique », parce que les espaces, autant que les hommes, inscrivent et portent en eux-mêmes leur expérience. La rencontre, l’échange, la discussion, le temps qui passe et qui coule à son rythme : tant d’événements se sont produits à Paris derrière le comptoir d’un café que l’histoire de ce lieu emblématique mérite d’être racontée. Bien que dans l’imaginaire collectif la fin du XIXème et le début du XXème siècles aient imposé la pratique du débat politique et intellectuel dans les restaurants et les brasseries, cette coutume remonte à des temps bien plus anciens et suit de près l’apparition de cette boisson en Occident. 

Mais le café, encore avant d’être à la fois et par la vertu d’une homonymie un lieu et un breuvage, est une plante originaire de la région de Kaffa, dans le sud-ouest de l’Éthiopie. D’abord utilisé comme épice, la première mention du café en tant que boisson remonte au XVème siècle : dans la région du Yémen, elle apparaît sous le terme arabe de K’hawah, ce qui veut dire « revigorant ». Du port de Moka, durant le XVIème siècle le café est transporté à Damas et se répand dans toute la Perse et l’Empire Ottoman. La boisson arrive en Europe grâce aux marchands vénitiens, mais ce sont les marchands marseillais qui l’introduiront en France au milieu du XVIIème siècle. 

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Scène dans un café de l'Empire ottoman

A Paris, on en entend parler la première fois en 1643 : un Levantin cherche à divulguer la fève magique dans une boutique située sous le Petit Châtelet. L’intuition est bonne mais l’entreprise mauvaise, et cette tentative se conclut par un échec. En 1669 le café fait son apparition à la cour. Le Sultan Mohammed IV décide d’envoyer un ambassadeur à Paris, Soliman-Aga, pour renouer les relations interrompues depuis des années avec le roi Très Chrétien. Pour saluer l’ambassadeur, qui débarque à Toulon le 4 août en compagnie d’une vingtaine de notables et de domestiques, le roi Soleil a fait organiser une fastueuse réception. Loin d’être touché, le Souverain turc trouve l’accueil froid, et assurément indigne de sa personne. Il commence à recevoir les grandes dames de la haute société française chez lui, non seulement pour se vanter, mais aussi (et surtout) pour montrer au roi comment il est convenable de recevoir. Il ouvre ainsi une brèche dans les mœurs, car, en l’offrant à ses invités, Mustafa Raca fait répandre l’usage du café dans la capitale.  

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Audience de l'envoyé turc Soliman Aga chez Louis XIV en 1669

Lorsque son utilisation commence à prendre de l’ampleur, les avis sur l’effet et les propriétés de la boisson sont innombrables et très controversés. Il y en a qui le stigmatisent, comme par exemple Madame de Sévigné, qui le déconseille fortement à sa fille. Puis, ils y sont aussi les défenseurs, qui se mettent même à rédiger des traités scientifiques en sa faveur, comme le livre De l’usage du caphé, du thé et du chocolate, écrit par un certain Girin en 1671. 

Peu après, en 1672, deux arméniens tentent à nouveau le coup d’ouvrir un établissement dédié à la boisson, qui commence à attirer un public de plus en plus important. Maliban et Pascal s’installent à la foire de Saint-Germain en ouvrant une boutique qui vend du café importé de Constantinople. Mais les temps sont toujours difficiles. Les deux hommes quittent peu après la capitale.

Il faut attendre l’arrivée de Procope, un italien venu de Sicile en 1670, pour que le premier café ouvre ses portes à Paris. Le Procope est un véritable succès. Quelques années plus tard, la Comédie-Française s’installe en face : au café se retrouvent les comédiens, les écrivains, les auteurs dramatiques et les philosophes. On y voit Voltaire, Rousseau, Diderot, Fontenelle, Beaumarchais. On y parle politique, religion, littérature, théâtre et philosophie. 

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Claudius Jacquand, Voltaire au cabinet de lecture du Procope

En quelques années, des nombreux cafés s’ouvrent à Paris. À la fin du XVIIème siècle, il y en a deux-cent-cinquante. En 1720, ils sont trois-cent-quatre-vingts. Sous Louis XV, on les estime à six cents. En 1780, à près de mille-huit-cents. « Le café est très en usage à Paris », écrit Montesquieu. « Il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons on dit des nouvelles ; dans d’autres on joue aux échecs. Il y en a une où on apprête le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent : au moins de tous ceux qui en sortent, il n’y a personne qui ne croit qu’il n’en a quatre fois plus que lorsqu’il y est rentré ». 

La tradition du bavardage intellectuel auprès d’un comptoir est alors lancée et s’impose comme s’il s’agissait d’un sport national. Le café ne se consomme pas dans la solitude. Au contraire, il demande la rencontre, l’échange, la discussion. Le péril est immédiatement palpable : Louis XIV décide de faire contrôler les établissements par la préfecture de police. L’histoire des cafés parisiens retrace ainsi parallèlement l’histoire civile et politique de la ville. Les censures, césures et révolutions y font leur apparition. C’est d’ici qu’est issue l’opinion publique, car c’est au café que les idées naissent et circulent. On y côtoie Robespierre, Camille Desmoulins et des jeunes hommes qui cherchent à réformer le pays. À partir de la Révolution et pour longtemps, le café est le lieu où l’on parle et fait l’histoire. Sous l’Empire – comme sous la Restauration – on y assiste à de violentes luttes entre républicains et royalistes : les cafés sont les hauts-lieux de l’opposition politique. 

Le mois de juin 1815 représente une date symbolique dans l’histoire des cafés parisiens, car il coïncide avec l’apparition des premières terrasses qui ont tant façonnées le visage de la ville. C’est à ce moment que remonte l’arrivée d’un autre établissement célèbre en ville, le café Tortoni, autre lieu qui deviendra une vedette un point d’attraction  de la capitale française et un passage obligé pour beaucoup d’esprits de génie. 

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Eugène Charles François Guérard (1821-1866), Café Tortoni, 1856

Sous l’Empire, ce sont surtout les républicains qui fréquentent les cafés. Le simple fait d’y aller est considéré comme la manifestation d’une prise de position par rapport à la situation politique. Le café Buci, le Voltaire et le café d’Europe remontent à ces années : c’est ici qu’on peut croiser par ailleurs Gambetta. Le café devient une véritable école, le lieu où se forme l’éducation sociale de toute une génération. Y vont aussi les journalistes, ceux de la République française, de l’Avenir national, de l’Événement, pour s’informer et être au courant des dernières nouvelles du jour car, en manque d’une agence de presse, c’est au café qu’on peut recueillir l’actualité qui arrive directement de l’Assemblée nationale, par l’intermédiaire de Scheurer-Kestner. 

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Discussion sur la guerre dans un café Parisien
The Illustrated London News, 1870

En 1879, avec l’ouverture de l’Opéra Garnier, des nouveaux cafés voient le jour sur les Grands Boulevards. Le café Frascati et le café des Variétés sont très fréquentés, tandis que le café de la Paix représente le véritable phare de la vie nocturne du quartier, où le public se presse après les spectacles. Ce moment coïncide avec les grands travaux d’aménagements de la ville, qui, sous la direction du baron Haussmann vont profondément changer la structure urbaine de Paris. C’est justement à l’apogée de leur succès que les cafés des Grands Boulevards perdent leur attrait, pour faire la place au dernier venu : Montmartre. Alors considérée comme la banlieue malfamée de Paris, le quartier accueille de plus en plus d’artistes, d’étrangers, d’écrivains et de personnalités qui, avec leur grain de folie et leur vitalité, métamorphosent profondément l’âme de ses rues. Un grand nombre de cafés, de cabarets et de théâtres sont ouverts, comme le Cabaret de la Belle Poule, dans la rue des Martyrs, ou encore le Café Guerbois de l’avenue de Clichy. Ici, le peintre Manet et ses amis élaboreront les nouvelles théories de l’art, avant de se déplacer au Café de la Nouvelle Athènes, place Pigalle, près de l’atelier de Degas et de Renoir. Mais le plus célèbre est le Cabaret du Chat noir, ouvert en 1881 par Rodolphe Salis, qui a le privilège d’avoir été décoré par les célèbres toiles de Toulouse-Lautrec.  

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Café de la Nouvelle Athènes vers 1924

Au début du XXème siècle, la jeunesse parisienne commence à se partager entre rive gauche et rive droite, à la recherche d’endroits moins chers où pouvoir vivre, créer et faire la fête. Au Montmartre de la rive droite s’oppose le Montparnasse de la rive gauche. Les années folles explosent avec toute une caste d’intelligentsia venue de l’étranger à qui bouleverser les nuits parisiennes. Les Américains, les Anglais, les Russes d’après la qui ont fui la révolution envahissent Paris, qui devient la première ville moderne à expérimenter le melting-pot culturel. Sur le boulevard de Montparnasse, près de la gare, entre la rue Vavin et le boulevard Raspail, se crée un « quadrilatère d’or » avec trois cafés mythiques : Le Dôme, La Rotonde et La Coupole.

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Autour du métro Vavin

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Boulevard du Montparnasse, carte postale

Les deux guerres changent profondément le visage de la ville et calment les esprits bouillants des années folles. Une nouvelle génération, engagée, existentialiste, voit le jour et s’installe au quartier latin, lieu de retrouvaille des intellectuels parisiens, avec, notamment, les Café Flore, les Deux Magots et, peu après, la brasserie Lipp. Ici se retrouve le clan des surréalistes, et notamment André Breton, Philippe Soupault, Tristan Tzara. Pendant la dernière guerre, Jean-Paul Sartre passe son temps à écrire au Flore, et y termine son « L’Être et le Néant », accompagné par Simone de Beauvoir, alors concentrée sur Le deuxième sexe. Jean Paul Sartre représente par ailleurs la figure la plus célèbre de l’écrivain qu’on peut identifier avec un café parisien. A Michel Constat, il avoue que le café, « c’est ma vie, j’ai toujours vécu comme ça […] j’ai beaucoup écrit au café ». Il ne se borne pas seulement à y composer ses textes. En 1945, il donne au Flore sa conférence « L’existentialisme est un humanisme », qui deviendra le véritable manifeste de cette génération, et le succès est tel que le public se presse jusque sur le trottoir. Sa présence au café est aussi une stratégie politique : Sartre veut placer la culture au service du peuple et la faire sortir des institutions officielles.

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Man Ray, Tristan Tzara, Jean Cocteau, Kiki, Ezra Pound, Jane Heap, Mina Loy à Montparnasse

La seconde moitié du siècle voit d’abord les jazzmen s’emparer du Quartier latin, alors que la présence des artistes et des intellectuels se raréfient. Ceci est peut-être dû au déplacement de la culture, qui quitte l’Europe pour s’installer à New York, ville qui s’empare de l’énergie qui avait animé la capitale française jusqu’au début des années Cinquante. Dans les années 1970, on assiste au développement des cafés théâtre, et les années 1980 inaugurent une diversification, voire une spécialisation, des cafés. Ils deviennent des lieux philosophiques, littéraires, historiques, et commencent à exposer livres, et photos, ils organisent des lectures, et donnent leur nom à des célèbres prix littéraires. L’écrivain français Frédéric Beigbeder crée le prix de Flore en 1994 et, quatre ans plus tard, la brasserie Wepler, dans le quartier de Clichy, patronne la création d’un prix littéraire pour honorer la mémoire de Henry Miller, qui avait été jadis un habitué de son comptoir. Depuis, d’autre prix sont nés, comme celui de Saint-Germain-des-Prés, ou celui du Café des Éditeurs, endroit qui dispose par ailleurs de 5000 ouvrages offerts par les maisons d’éditions. L’histoire de cafés littéraires et artistiques parisiens est donc loin de s’être arrêtée, mais elle attend seulement le temps d’un café, pour pouvoir continuer à être écrite.   

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Juliette Gréco et Miles Davis en 1949

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