La brasserie Lipp


Les gouvernements tombent à la Chambre et se font chez Lipp.
Antoine Pinay

L’histoire, on le sait, n’est pas toujours linéaire. Elle traverse des moments de contraction, de surcharge d’événements, moments qui sont suivis par des périodes de relâchement, de calme, d’apaisement. On a alors l’impression qu’il ne se passe plus rien, ou presque. C’est le cas du  mois d’octobre 1880. Bien peu de choses sont arrivées à ce moment-là, mais ces quelques événements semblent avoir partagé le même dénominateur commun. Le 3 octobre avait vu la fondation de Brazzaville, capitale du Congo ; le 20 octobre on assistait à la fondation d’Abraham Kuyper, nouvelle Université libre d’Amsterdam, et encore, le 30 octobre, Tegucigalpa était choisie comme capitale de du Honduras. Si, sur une grande échelle, on assiste à une époque propice à l’établissement du savoir et à l’instauration d’une ville, il ne faut pas négliger l’importance du quotidien, à savoir l’influence que des événements à l’apparence insignifiants peuvent avoir sur le cours de l’histoire. C’est en effet à la même période, en octobre 1880, précisément le 27, que Léonard Lipp, en compagnie de sa jeune épouse, Pétronille, ouvre une nouvelle brasserie à Saint-Germain-des-Prés. Depuis que l’Alsace est devenue allemande, Léonard a fui sa province. La nostalgie des origines ne l’a pas quitté, c’est pourquoi il a recréé un petit coin d’Alsace en plein cœur de Paris, baptisé la Brasserie des Bords du Rhin. 

L’établissement trouve rapidement sa clientèle, sans pourtant rivaliser avec le Procope, le lieu vedette du quartier. En 1914, l’arrivée de la guerre oblige la brasserie à changer de nom, ou plutôt à le raccourcir : vu les tensions politiques qui suivent une boucherie qui avait fait de milliers de morts causés par des soldats germaniques, il est difficile, voire impossible, de garder Rhin dans le titre, et c’est pourquoi on trouve désormais l’appellation de Brasserie des Bords. Le nom ne  convient guère à sa clientèle, qui prend l’habitude de dire qu’elle va chez les Lipp. 

Pendant la grande guerre, l’établissement devient le lieu où se retrouvent d’innombrables écrivains et hommes politiques. On y voit Verlaine et Jarry, tandis que Proust y envoie régulièrement Célestine lui chercher de la bière.  


En juillet 1920, la brasserie est reprise par Marcellin Cazes. Le nouveau propriétaire décide d’apporter quelques rénovations. Les travaux commencent en 1925. Il fait décorer les murs de céramiques murales par Léon Fargues, père de Léon-Paul Fargue, l’auteur du Piéton de Paris, qui deviendra à son tour un adepte de l’établissement, et il fait peindre le plafond par Charly Garrey. Il agrandit la salle et annexe la cour voisine : on passe ainsi de 10 à 100 tables. Ces sont les « années folles », qui se reflètent dans le nouveau décor, composé de riches mosaïques, des banquettes moleskines, de miroirs rococo, le tout entouré par des scènes de chasse africaine. Le succès, pour ce jeune homme d’extraction modeste, est immédiat. 

Marcellin Cazes, né à Laguiole en 1888, vient d’une famille de huit enfants. Il travaille à partir de l’âge de onze ans comme garçon vacher dans les bergeries de l’Aubrac. Il s’enfuit à Paris à 14 ans, après une chamaille avec son patron, et va chez son frère, à Montmartre. Après avoir été garçon de bain, il arrive à décrocher un premier boulot au café Matin, sur le boulevard Poissonnière. Puis, trois ans plus tard, on le retrouve garçon à L’Électricité, un bistrot du Faubourg-Montmartre. C’est ici, en travaillant seize heures par jour, qu’il arrive à constituer son premier capital. 

En 1912, il épouse Clémence, jeune fille de Laissac, et ouvre son premier café, sur le boulevard Voltaire, près de la Bastille. Peu après la naissance de leur fils, Roger, qui est envoyé chez sa grand-mère, en pension à Laguiole, le couple s’installe rue Etienne Marcel, dans le quartier des Halles, et reprend la Brasserie des Bords du Rhin, qu’elle appelle Brasserie du Lipp, en hommage à son ancien propriétaire. 

En 1935, Marcellin décide de créer un prix, le Prix Cazes, qui est attribué chaque année à un auteur qui n’a pas eu d’autres distinctions littéraires. C’est à ce moment-là que le quartier devient le centre du monde littéraire et artistique. On y trouve, assis sur ses banquettes, Colette, Picasso, André Gide, ou encore Robert Desnos. 

De plus, l’établissement compte aussi, parmi ses habitués, les grands noms du monde politique. On raconte qu’un soir de 1936, une bagarre éclate atour de Léon Blum, qui cherche à échapper aux cannes ferrées des jeunes royalistes au Lipp, tandis que Léon-Paul Fargue est blessé. 

En 1955, la Brasserie passe à Roger, fils de Marcellin. Selon l'écrivain Jean Diwo, il est vite considéré comme «le troisième personnage de l’État après le président de la République et celui du Sénat». On y voit défiler les meilleurs peintres, écrivains, politiciens de Paris, dont Françoise Sagan, Joseph Kessel, Albert Cossery, Antoine de Saint-Exupéry, Charles Lindbergh, Jean-Paul Belmondo, Romain Gary, Yves Montand, Simone Signoret et Marcello Mastroianni. La liste est longue, et certainement pas exhaustive. 

Roger a le sens et l’esprit diplomatiques. Ils sont tous admis au Lipp, mais ils n’ont pas tous la même place ! C’est au premier étage, qu’on appelle « enfer », qu’il envoie les touristes et les gens mal habillés. Et quand vraiment il ne veut pas accepter un client, il utilise l’excuse de l’attente et prétend « Monsieur, hélas, la prochaine table va se libérer seulement dans quatre-vingts minutes » ! L’établissement suit ainsi une structure semblable à la Comédie de Dante, avec son purgatoire situé au rez-de-chaussée, dans la salle du fond, tandis que le paradis se trouve dans la salle principale, et c’est là qu’on vous place si vous avez un nom. 

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François Mitterrand à la Brasserie Lipp

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Antoine de Saint-Exupéry et le général Peyrouton en 1935

La table numéro 1 a été longtemps réservée à François Mitterrand. « Vous l’enverrez à l’Élisée » ! fut par ailleurs la phrase célèbre qu’il cria à Roger. C’était le 2 avril 1974 et l’ambassade de Suisse venait de lui apprendre la mort de Gorges Pompidou, pendant qu’il prenait son repas à la brasserie. Il sortit en toute halte. Roger l’arrêta. « L’addition, Monsieur, vous n’avez pas payé l’addition ». Mais Mitterrand était déjà dehors, et l’addiction lui fut livrée, longtemps après directement à l’Élisée. 

C’était toujours au Lipp, par ailleurs, que Mitterrand avait été la cible d’un attentat, ou prétendu tel, car on pense que ce fut lui-même qui l’avait commandité afin de regagner la faveur de l’opinion publique.  Le 15 octobre 1959, l’ancien président avait dîné avec Georges Dayan, au Lipp. De retour chez lui, bien après le minuit, il avait eu l’impression d’être suivi par une autre voiture. Il demanda alors à son chauffeur d’emprunter une voie différente, s’arrêta au jardin de l’Observatoire, et se cacha derrière une statue, pendant que la voiture était touchée par 7 balles. 

Bien d’autres épisodes troublants se sont produit chez Lipp. D’abord la bagarre provoquée par Jean-Edern Hallier, client fort nerveux, qui se battit un jour avec Angelo Rinaldi, car il n’avait pas aimé l’un des ses articles. Puis, quelque temps après, il s’en prit à l’un des serveurs, le frappant au visage, car sa table, la n° 24, avait été donnée à des touristes. On lui refusa par la suite l’entrée dans l’établissement pendant plusieurs mois. 

Bien plus triste fut la disparition de Mehdi Ben Barka, opposant marocain, qui eut lieu le 29 octobre 1965. Il fut enlevé en sortant de la brasserie, et personne n’eut plus aucune nouvelle de lui. 

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Plaque de Mehdi Ben Barka sur le boulevard Saint-Germain, Paris
Photo: Wikimedia

La Brasserie Lipp peut donc se targuer, dans son histoire de comptoir parisien, d’avoir été la scène de la vie anecdotique des hommes politiques, des opposants, des résistants ainsi que des collabos pendant la guerre, puis, par la suite, des dirigeants du  Parti Socialiste, qui débattaient de la façon de reconstruire la  France autour d’un bon vin et d’une  plat de charcuterie alsacienne. C’est par ailleurs devant un cactus de céramique qu’on peut encore aujourd’hui trouver la soi-disant « banquette du radiateur », celle qui a vu défiler Antoine Pinay, Mendès France, Edgar Faure, François Bayrou, Raymond Barre et Lionel Jospin. Chacun avait ses habitudes, comme le racontent les garçons de salle : Edouard Herriot aimait le hareng à la Bismarck, Léon Blum la choucroute, tandis que Jacques Chirac était un passionné de la tête de veau ravigote. 

À côté des politiciens, on y trouvait aussi les écrivains, Michel Butor, par exemple, qui était en train d’écrire Passage de Milan, Daniel Boulanger, Patrick Walberg, Jacques Laurent, et aussi les artistes, dont Max Ernst, Giorgio De Chirico, Alberto Giacometti, Alexander Calder, Jean-Paul Riopelle, Sam Francis et Joan Mitchell.

Avec le temps, la brasserie a perdu du terrain mais a su s’adapter. En 1987, après la mort de Roger Cazès, beaucoup ont pensé que le sort de la Brasserie Lipp était scellé. Après quelques mois d’hésitation, l’établissement a été d’abord repris par un neveu de la famille, sous la direction de la veuve de Roger, avant d’être racheté, en 2002, par le groupe Bertrand, propriétaire aussi d’Angelina, de Bert’s et du Sir Winston.  

Plus d’un siècle s’est écoulé, mais le Lipp est resté intact. Il est curieux de constater que les vœux de la veuve de Moureau, la femme qui avait cédé, en 1880, le bail à Léonard Lipp, se sont imposés comme un sacro-sainte commandement qui n’a cessé de s’imposer : une des clauses impératives du contrat établissait en effet sa volonté de ne rien changer. C’est pourquoi le service n’a toujours été assuré que par un personnel, tandis que la carte n’a été que très peu modifiée depuis la fin de la guerre (avec, autre particularité, la stricte interdiction du Coca Cola dans l’établissement).

Aujourd’hui, la table n° 1 est réservée à Pierre Bergé, tandis que la n° 8, celle dite « des amoureux », accueillait Monica Bellucci et Vincent Cassel, avant la rupture de ce couple emblématique du cinéma , ou Jorge Semprún, accompagné de sa femme, la n° 24 étant réservée à l’éditeur Jean-Marc Roberts. 

La Brasserie Lipp reste une institution dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Son horloge est toujours réglée à la même heure, à savoir avancée de sept minutes. Depuis les temps de la IVe République, les parlementaires restaient bien trop longtemps à table, jusqu’à l’heure exacte de leur rendez-vous. Sept minutes de gagnées leurs ont permis d’être ponctuels, tout en étant … toujours en retard. La politique, c’est aussi une question de prestidigitation, ce qui n’a jamais cessé d’enchanter les clients de Lipp. 

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