La Rotonde


« Le taxi s’arrêta en face de la Rotonde. Quel que soit le café de Montparnasse où vous demandiez à un chauffeur de la rive droite de vous conduire, il vous conduira toujours à la Rotonde », écrivait Hemingway dans Le Soleil se lève aussi. Le café est un must. Incontournable. Situé au 105, boulevard de Montparnasse, à l’angle avec le boulevard Raspail, au nord du carrefour Vavin. Il ouvre en 1903 et est acheté par Victor Libion en 1911, pour devenir l’un des endroits les plus fréquentés dans l’entre-deux-guerres, jouant un rôle important dans l’histoire des soi-disant « Montparnos ». Léo Larguier nous renseigne et nous permet de mieux entrer en matière : « Le monde entier envoya des délégués aux cafés de Montparnasse débordant de toiles exécutées par tous ceux qu’on appela les Montparnos […] On buvait du café au lait de concierge parisien en regardant des nus comme peuvent en voir les matelots ivres dans les bouges de Vera-Cruz ou de Shanghaï et peints par des Moscovites et des Lettons ». 

Le bistrot connaît son moment de grâce après la chute de popularité subie par la Closerie de Lilas. C’est au cours de ces mêmes années qu’on assiste à une migration interne à Paris, qui voit une partie des artistes quitter le quartier alors malfamé de Montmartre pour rejoindre les tables festives de Montparnasse. Apollinaire en témoigne, dans un de ces billets brillants : « Montparnasse remplace Montmartre, le Montmartre d’autrefois, tous ceux que la noce expulsait du vieux Montmartre détruit par les propriétaires et les architectes ont émigré sous forme de cubistes, de Peaux-Rouges, de poètes orphiques ». 

Les peintres et les poètes se déplacent vers le carrefour Vavin, sous l’égide de la statue de Balzac sculptée par Rodin, au croisement du boulevard Montparnasse et du boulevard Raspail. Les artistes espagnols et latino-américains le découvrent et surnomment sa terrasse le « Raspail plage ». Pablo Picasso y passe ses après-midi, car il habite à côté, de même que la peintre anglaise Nina Hamnett [en]. Elle vient d’arriver à Montparnasse et découvre le Paris des années folles grâce aux rencontres qu’elle fait au café : un jour, assise à l’une des tables de l’établissement, à sa droite, elle voit un homme qui lui sourit. « Modigliani – dit l’inconnu – peintre et juif ». 

Amedeo passe souvent à la Rotonde en compagnie de Blaise Cendrars. La rencontre avec Nina signe le début d’une belle amitié. La jeune peintre s’amuse à lui emprunter ses t-shirts et ses pantalons de velours côtelé. Habillée en homme, elle va à la Rotonde et y danse comme une sauvage, toute la nuit. 

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Modigliani, Picasso et André Salmon devant le Café de la Rotonde, Paris.
Photo de Jean Cocteau, 1916

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Modigliani et Basler à la Rotonde

C’est toujours ici qu’un grand nombre d’écrivains, de peintres et de philosophes passent leurs soirées à discuter d’art, de littérature et de beauté : Oscar Wilde, Ferdinand Léger, André Salmon, Kisling et le groupe de jeunes peintres « la Horde », avec à sa tête Fernand Dubois, animent les tables de l’établissement et y créent l’atmosphère d’un lieu magique. Y vont aussi les surréalistes, et notamment Guillaume Apollinaire, André Breton, Louis Aragon, Jacques Prévert et Raymond Queneau. Puis, les immigrés russes, qui s’empressent de retrouver Lounatcharski, Trotski et Lénine

La Rotonde est véritable aimant qui attire, fascine, séduit, et devient le noyau de Montparnasse, tel qu’il est décrit par Léon-Paul Fargue, « ce centre possédait un centre, cette perle avait un noyau, et ce noyau était la Rotonde […] Tout le monde y passa : la mémoire de ce lieu […], telle la bibliothèque d’Alexandrie, pourrait déclarer à la Postérité qu’elle a porté trop d’Histoire en trop peu de temps, trop de clients connus, trop de dames révoltées, amoureuses, puissantes, trop de génies et trop de policiers, trop de détracteurs et trop d’économistes, trop de peintres et trop de poètes, trop de Danois et trop de Russes, trop de vie et trop de mort… »

Cette synergie d’esprits n’aurait pas été possible sans la volonté du propriétaire du café. Libion est un homme généreux, sensible à l’art. Il a la grâce et l’élégance de permettre aux artistes de s’installer dans son établissement pendant des heures, en ne consommant  qu’un café. Il fait semblant de ne pas voir ceux qui détachaient en cachette le quignon des baguettes dans le panier à pain. Si un peintre n’est pas en mesure de payer ses dettes, Libion prend un dessin en échange, qu’il garde jusqu’au moment où l’artiste peut payer sa dette et récupérer l’œuvre. Les murs de la sont alors tapissés des meilleurs tableaux de l’époque : l’établissement se métamorphose en un véritable musée vivant. En 1921, le propriétaire décide d’y organiser des expositions permanentes. Les artistes s’amusent à peindre le charme de ses banquettes et le luxe des miroirs en style art nouveau. On peut en trouver des représentations dans les toiles de Diego Rivera, Pablo Picasso, Federico Cantù [en], Ilya Ehrenbourg et Tsuguharu Foujita

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Picasso, Kisling et Paquerette à la Rotonde, 1916

Jean Giraudoux est aussi profondément intrigué par ce lieu, au point d’écrire dans Siegfried et le Limousin : « A cette intersection de la route d’Orléans et des routes de Dreux […] était installé tout ce que Paris compte de Japonais expressionnistes, de Suédois cubistes, d’Islandais graveurs, de Turcs médailleurs, de Hongrois et de Péruviens à vocations complémentaires, chacun agrémenté d’une demi-épouse à maquillage individuel et dont aucune n’employait les mêmes couleurs pour les yeux ou les lèvres ». 

Une nouvelle catégorie sociale s’impose à Paris, le « Rotondistes », dont le peintre tchèque Josef Sima tisse un portrait détaillé : « Zadkine est un rotondiste fidèle. Assis dans un coin, sous un miroir, il fume une courte pipe, parle peu, en français, et s’habille à la Rotonde. En réalité, la Rotonde ne l’intéresse guère, pas davantage que le Dôme, il y vient par inertie, par habitude et parce qu’il est du quartier. Au départ, c’était par amitié pour Salmon, Kisling, Picasso ; la Rotonde, c’était le cubisme, au même titre que la Closerie des Lilas. Lipchitz, Lhote, Metzinger, Marcoussis, Survage et Mondrian sont dans le même cas. […] Une masse d’artistes vont et viennent entre la Rotonde et la Closerie des Lilas. Ils sont pressés, pris par des affaires très importantes. Vraiment très importantes, surtout le soir. Il y a un acte de génie dans l’air. Quelque part, il se passe des choses. Quelque chose va se produire ». 

Les Espagnols se réunissent à la Rotonde autour d’Alicante, alors exilé de son pays. A ces rencontres participait aussi Unamuno, et le café se transforma pendant quelque temps en quartier général des dissidents espagnols. Il se forma ainsi une sorte de comité révolutionnaire à Paris, comme l’avait défini Primo de Rivera, où dont la plupart des membres étaient des républicains et des militants de l’Alliance des Droits de l’Homme et du Citoyen. Buñuel affirma par ailleurs y avoir croisé aussi de son côté Unamuno, et c’est là qu’il eut ses premiers contacts avec ce que la droite française appelait les métèques.  

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Miguel de Unamuno à la Rotonde, 1924

C’est à l’apogée de sa célébrité, pendant les année vingt, que Libion décide de vendre son café. Le succès lui fut fatal. Hélas, trop de monde commence à se presser derrière ses tables : l’établissement sombre dans la drogue et la prostitution. Jean Cocteau, pour sa part, en parle avec des termes bien peu flatteurs : « Rien de bien nouveau sauf que Picasso m’emmène à la Rotonde. Je ne reste plus guère qu’un instant en dépit de l’accueil flatteur que me fait le cercle (peut-être devrais-je dire le cube). […] Trop de temps au café apporte la stérilité ». Cela toutefois ne l’empêche pas d’y passer assez régulièrement, comme le souligne André Salmon : « Cocteau paraissait perdre une heure à la terrasse de Libion, dans la compagnie favorable de Pâquerette, le plus précieux mannequin de Paul Poiret, bottines vertes, robe bois de rose, indescriptible bibi… »

Avec la vente de la Rotonde se termine l’un des chapitres les plus euphoriques, joyeux et anticonformistes de l’histoire parisienne de Montparnasse. Néanmoins, comme nous le suggère toujours Léon-Paul Fargue, le café fut l’une des académies de prestige du quartier : « Tel poète obscur, tel peintre qui veut réussir à Bucarest ou à Séville, doit nécessairement, dans l’état actuel du Vieux continent, avoir fait un peu de service militaire à la Rotonde ou à la Coupole, deux académies du trottoir où s’enseignent la vie de Bohème, le mépris du bourgeois, l’humour et la soûlographie ». 

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