Le Select


Quand Ralph Waldo Emerson avait visité Paris au XIXème siècle, il avait jugé la capitale française comme le centre social du monde, disant que « son suprême mérite, c'est d'être une ville des conversations dans les cafés ». Et son âme, dans l'entre deux-guerres, se trouvait sans doute au Select. Peu après que le café a été inauguré, les artistes et intellectuels ont déserté la Rotonde et fait du nouveau arrivé le véritable centre intellectuel parisien. 

Situé au 99 Boulevard du Montparnasse, au coin de la rue Vavin, le café a ouvert ses portes en 1925, pour devenir immédiatement le point de convergence des artistes du quartier. Les causes : sa proximité avec l'arrêt du métro Vavin, mais aussi (et surtout) ses horaires. C'était le premier café à proposer un service 24 heures sur 24. Les insomniaques de la ville – Alberto Giacometti, Samuel Beckett, Ernest Hemingway – n'ont pas tardé à s'emparer de l'endroit. Et, comme anecdote, ce fut ici que lors d'une longue nuit de 1932 Henry Miller a récolté l'argent pour prendre le train le lendemain, et aller travailler en tant qu'enseignant à Dijon. 

Pour se distinguer des autres bars, le propriétaire avait fait ajouter à l'enseigne « bar américain », non pas tant pour ses produits mais à cause de ses tabourets. Quand Monsieur et Madame Jalbert l'ont ouvert, ils n'étaient aucunement intéressés par les artistes, mais son décor simple voire sans aucune prétention, ainsi que ses prix abordables, ont attiré le bon gout des jeunes qui débarquaient à Paris pour peindre, écrire et créer, comme le jeune Beckett. La première fois qu'il vint au café, ce fut en 1929, en compagnie des ses amis irlandais. Puis, il devint un client fidèle à partir de 1937, quand il s'installa juste à côté, à l'hôtel Libéria. 

Monsieur Select, c'était ainsi qu'on avait pris l'habitude d'appeler son propriétaire. Selon l'écrivain canadien John Glassco, il avait des longues moustaches mélancoliques à la Flaubert, tandis que Madame Select se tenait toujours derrière la caisse, avec ses gants sombres et de-doigtés, et ne manquait pas d'appeler de temps à autre la police, quand l'atmosphère devenait trop bruyante. 

Parmi les premiers clients, il y avait les peintres. Picasso venait de quitter son Bateau-Lavoir à Montmartre pour s'installer dans le 14ème arrondissement, où les loyers étaient plus abordables. Son studio donnait sur le cimetière du Montparnasse. Il choisit le Select, et fut suivi par les surréalistes, avec les poètes Léon-Paul Fargue et Robert Desnos, les musiciens Erik Satie et Francis Poulenc et l'artiste Foujita. Le père spirituel des surréalistes y était aussi : André Breton venait régulièrement au Select pour écrire, au point qu'on disait de lui qu'il allait au café comme on va au bureau. Dans les années quarante, on pouvait y croiser facilement Salvador Dalí et Jean Cocteau, ce dernier s'amusant à dessiner des portraits sur la nappe et à les offrir aux clients. 

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Le Groupe des Six sur la Tour Eiffel (carte postale 1921).
De gauche à droite: Germaine Tailleferre, Francis Poulenc, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Jean Cocteau Georges Auric.jpg

Dans l’arrière-salle, dans les années '20, les émigrés russes venaient jouer aux échecs, en compagnie d’une certaine Nina Berberova alors âgée de 26 ans et qui, des nombreux années plus tard, en fit la description dans C'est moi qui souligne. Arrivée à Paris l'année de l'ouverture du café, elle commença par travailler pour le journal russe Poslednie novost. Au Select, elle eut l'occasion de rencontrer Nabokov, Elsa Triolet et d'autres russes arrivés en France pour fuir les rouges et la révolution (on pouvait compter alors environ 175.000 émigrés pendant les années '30). Les poètes russes en exile y avaient créé leur refuge. Il y avait parmi eux Adamovich, Ginger, Odarchenko et Anna Prismanova. Sergei Eisenstein y prenait son café au lait tous les matins, lors de ses passages en ville. 

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Hans Richter, Sergeï Eisenstein et Man Ray, 1929

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Sergeï Eisenstein avec Le Corbusier et Burow, 1928

La dette du Select envers le cinéma fut également remarquable. Après Eisenstein, ce fut le café préféré de Luis Buñuel pendant la période qu'il passa dans un appartement du Boulevard Raspail, du photographe Brassai, qui vivait au dessus de l'établissement, jusqu'à Jean-Luc Godard, qui y tourna une scène de son film, A bout de souffle, en 1960. 

Mais le Select était aussi (et surtout) une officine de création artistique et littéraire, un lieu de rencontre et le carrefour d'une dizaine de langues différentes, qui venaient se mélanger, partager, danser, aimer, se désespérer et surtout vivre le jour et la nuit. Son logo, qui affiche un homme avec un chapeau, une pipe et un carton à dessin sous son bras, en train d'aller travailler, en offre un bon témoignage. Encore aujourd'hui, on l'appelle « Martin », d'après le nom de l'excentrique artiste qui l'a dessiné. 

Ernest Hemingway était probablement l'un de plus fidèles et célèbres clients qui venait au Select. Il en profitait pour y prendre son petit déjeuner, car il habitait un appartement juste à côté, rue Notre-Dame-des-Champs. C'est aussi ici qu'il imagina une scène de son célèbre récit, Le soleil se lève aussi :  

« - Au Café Select, dis-je au chauffeur, boulevard Montparnasse.
Nous redescendîmes tout droit et contournâmes le Lion de Belfort qui regarde passer les tramways de Montrouge. Brett regardait droit devant elle. Sur le boulevard Raspail, en vue des lumières de Montparnasse, Brett dit :
- Est-ce que ça t'ennuierait beaucoup si je te demandais de faire quelque chose ?
- Que tu es sotte !
- Alors, embrasse-moi encore une fois, avant d'arriver.
Quand le taxi s'arrêta, je descendis et payai. Brett en sortit en mettant son chapeau. Elle me donna la main pour descendre. Sa main tremblait.
[…] Elle enfonça son feutre d'homme et se dirigea vers le bar. A l'intérieur, devant le bar et autour des tables, se trouvaient presque tous les gens que nous avions laissés au dancing.
»

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Hemingway et ses amis lors d'un voyage à Pamplona en Espagne
Gerald et Sara Murphy, Pauline Pfeiffer, Ernest Hemingway et Elizabeth Hadley Richardson

L'écrivain canadien Morley Callaghan se souvient des nombreux cafés pris à la terrasse avec Hemingway. Ils avaient l'habitude d'y venir après leur entraînement de boxe, à l'American Club, en 1926, et ce fut ici qu'Ernest Hemingway lui présenta Joan Miró. Parmi les artistes, Il y avait aussi Isamu Noguchi. Un jour, pendant qu'il prenait un café avec Robert Mc Almon, l'écrivain invita Noguchi à l'atelier de Brancusi, situé près du Select. Ce fut lors de cette visite que Brancusi accepta de lui apprendre à travailler la pierre et le marbre. D'autres rencontres furent moins heureuses. Chaim Soutine y avait croisé le peintre Jules Pascin. Au bout de dix whiskys chacun, Soutine fini par s'exclamer : «Ne pensez pas que je n'apprécie pas vos peintures. Vos jeunes filles m'excitent ! ». Furieux, ce dernier lui répondit : « je vous interdis de vous exciter devant mes femmes ! ». Et, malgré les whiskys, les deux artistes ne sont jamais devenus amis. 

Le Select apparaît aussi dans le célèbre Tropique du Cancer de Henry Miller : « Paris ! C'est-à-dire le café Select, le Dôme, le marché aux puces, l'Américain Express. Paris ! ». Il venait au Sélect les après-midis pour prendre l'apéro en compagnie de Anaïs Nin, avant d'être rejoint par sa femme, June Miller, magnifiquement belle, le visage recouvert d'une épaisse couche de poudre blanche, qui faisait son apparition au café comme si elle s'apprêtait à entrer en scène. 

Pendant les années 30, le Select était par ailleurs connu pour ses fréquentations lesbiennes, comme en témoigne Simone de Beauvoir, qui habitait dans les parages, rue d'Assas, et y venait régulièrement retrouver des amis. Dans ses mémoires datées de 1936, elle écrivit qu'avec Sartre ils allaient s'asseoir : « parmi les lesbiens aux chevaux coupées courts, habillées très serrées et avec un monocle à l'occasion, exhibitionnisme horrifiant qui nous affectait beaucoup».  

L'un des accidents les plus célèbres du Select eut lieu quand le procès de Sacco et Vanzetti à Boston vit les deux inculpés être condamnés à mort pour haute trahison. La nouvelle débarqua fut aussitôt connue à Montparnasse, où Isadora Duncan était en train de prendre un verre, assise à une table du café. Elle engoula engueula violemment Floyd Gibbons, un américain correspondant de guerre pour le Chicago Tribune, connu pour avoir perdu un œil à Château-Thierry, parce qu'il avait annoncé que Sacco et Vanzetti avaient eu un « procès équitable ». Furieuse, Isadora Duncan jeta un cendrier à travers la salle, selon les mots du journaliste William Shirer, qui rapporta qu'on fit appeler la police après que l'objet se fut écrasé en mille morceaux. Duncan avait harangué les clients du café pour qu'ils marchent en groupe vers l'ambassade américaine, afin de demander la rectification de la peine et de sauver la vie des deux innocents faussement accusés, et tous les cafés américains du coin devinrent des lieux de révolte contre le verdict.  

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Marche de 200.000 personnes pour la libération de Sacco et Vanzetti, 1927

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Isadora Duncan

Dans l’après-guerre, le café reste ouvert mais l’atmosphère en ville n’est plus la même. En témoignent les jeunes américains qui débarquent à Paris par rejet de leur pays natal, ceux qu’on appelle alors les beatniks, et notamment le trio fondateur d’Allen Ginsberg, William Burroughs, Jack Kerouac, accompagné par Brion Gysin, Gregory Corso, Peter Orlovsky et Ian Somerville). Assez rapidement ils sont déçus par la ville: « A l'époque, la France était un peu morte. Les grandes figures étaient les anciens et, à ma connaissance, il n'y avait aucun jeune poète inspiré », écrit Ginsberg dans son journal. A peine sortie de la guerre d'Algérie, la France n’a plus goût à la fête fête : selon le jeune Américain, « Paris semble avoir perdu son âme. » Le groupe choisit toute de même de s’installer au Select, rêvant des beaux jours décrits dans l’œuvre de Miller et d’Hemingway. Ici, au café Le Sélect, Ginsberg écrit l'une de ses œuvres les plus célèbres : Kaddish. Très affecté par la maladie mentale de sa mère, il livre la folie de celle-ci aux pages de son récit poétique.

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Allen Ginsberg et Peter Orlovsky à Paris

Les propriétaires du Select ont changé au cours des années, et il a même fermé pendant quelques temps lors de la deuxième guerre mondiale, mais il a tenu sa place au cœur de la capitale française jusqu'à nos jours, témoignant du changement de la ville, et de la commercialisation du quartier. Il appartient aujourd’hui à la famille Plégat depuis trois générations, ayant été racheté par Albert Plégat, un homme originaire de l’Aveyron, dans le Massif central. Il existe un portrait d’Albert Plégat par David Azuz, daté de 1982, qui représente le Café Le Select.  Il est passé ensuit à son fil Michel, puis à son petit fils Frédéric, et reste fidèle à sa tradition d’accueil envers les artistes et autres habitués. 

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