Le Théâtre Egalité, ci-devant Théâtre français


Redescendez la rue de Soufflot, traversez à nouveau le Boulevard et descendez la rue Médicis, jusqu'à la rue de Vaugirard. Vous vous situez derrière le Théâtre de l'Odéon, longez le côté droit du Théâtre, rue Corneille, jusqu'à la Place de l'Odéon. Vous venez de pénétrer à l'intérieur de l'ancien Hôtel de Condé.  Aménagé avec son parc, cet Hôtel était un vaste domaine en triangle bordé  au sud par la rue de Vaugirard et délimité par la rue Monsieur Le Prince et la rue de Condé qui se rejoignaient en pointe au Carrefour de l'Odéon, moins dégagé à l'époque révolutionnaire. Un nouveau quartier autour d'un nouveau théâtre fut aménagé à l'intérieur du domaine de l'Hôtel de Condé.

Architecture des Lumières : Dans l'esprit des Lumières, c'est dans ce triangle de l'ancien Hôtel de Condé, que va s'inscrire un projet d'urbanisme autour du nouveau Théâtre français dès 1770. Ce processus de transformation d'un lieu privé en lieu public s'accélérera durant la période révolutionnaire. Comme pour le Panthéon de Soufflot ou l'Ecole de Chirurgie de Gondoin, l'édifice est le point de départ d'un aménagement urbanistique prévu  pour  le mettre en valeur par les architectes Peyre et Wailly. L'idée est que l'édifice devait être un bâtiment public participant à l'embellissement de la ville. Le projet prévoyait une place assez vaste pour la circulation et des accès en étoile. Sept perspectives seront aménagées à partir de cette place. (En 1790, ces voies s'inscrivaient dans les limites de l'Hôtel de Condé, elles seront prolongées au XIXème siècle pour dégager les accès jusqu'aux nouveaux boulevards Saint-Michel, par la rue de l'Odéon, et Saint-Germain, par la rue Racine). Les travaux de construction du théâtre, à partir de 1779, furent rapidement exécutés. Il fut construit en haut du parc de l'Hôtel de Condé afin de le rapprocher du palais princier, le Palais du Luxembourg, résidence de Monsieur, frère du Roi. Il fut édifié dans l'esprit néo-classique de l'époque, à la manière d'un temple antique. Son péristyle, à colonnade dorique et à perron intégré, se prolongeait par deux arcades latérales qui le reliaient à l'ensemble architectural de la place du théâtre français avec ses immeubles de rapport et ses galeries marchandes (devenue Place de l'Odéon en 1806). 

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Jean-Marc Nattier, "Portrait de Pierre Augustin Caron de Beaumarchais", Paris, Bibliothèque-Musée de la Comédie Française, 1755.

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Saint-Quentin, "Mariage de Figaro. Dans l'appartement de Figaro et Suzanne, le comte Almaviva en compagnie de Basile découvre Chérubin caché dans un fauteuil", Acte I, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 1785 .

Théâtre d’opposition, les  premiers coups à l'Ancien Régime, signe avant-coureur de la révolution : Avant que la Révolution ne l'achève, c'est ici que les premiers coups à l'Ancien Régime allaient être donnés. Le théâtre était devenu au XVIIIème siècle la distraction la plus populaire et fut un véhicule important des idées des Lumières et de l'opposition au système politique et social.
Inauguré en 1782 par la Reine Marie-Antoinette avec Iphigénie de Racine, la véritable inauguration  de ce théâtre fut le Mariage de Figaro en 1784 où Beaumarchais atteint le sommet de sa carrière. La première représentation publique prit la valeur d'un signe avant coureur de la révolution. Tout Paris en parlait depuis quatre ans mais l'œuvre, soumise six fois à la censure, avait trouvé un opposant de poids en la personne du roi  Louis XVI qui la trouvait  « détestable et injouable » . En 1783, une représentation à Versailles avait été interdite au dernier moment. C'est donc après quatre ans de résistance que la première représentation a lieu au nouveau théâtre français le 27 avril 1784, cinq ans avant le déclenchement de la Révolution. Le succès est énorme. Mécontent, Louis XVI fait enfermer Beaumarchais à Saint-Lazare (mars 1785) mais doit le libérer sous la pression de l'opinion publique. Tout ce tumulte ne fait que renforcer la portée satirique de la pièce. Déjà dans le Barbier de Séville, Beaumarchais était allé assez loin dans la satire qui constituait autant de coups à l'édifice politico-sociale de l'Ancien Régime : « Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets ? » ou encore « Un grand fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal ». Louis XVI ne s'était pas trompé, la satire sociale est évidente dans le Mariage de Figaro puisqu'il s'agit d'un valet qui triomphe de son maître sous les applaudissements du public. La satire politique attaque les institutions et les mœurs politiques : la justice, la censure, les faveurs, l'intrigue, l'arbitraire. Pour les contemporains, Figaro incarne les éléments populaires éclairés « qui réclament un peu plus de justice sociale et méritent par leur intelligence et leur activité, de jouer un rôle dans les destinés d'une nation éprise de justice et de liberté » . Tout est là : l'idée de l'affranchissement de l'individu, le rejet des contraintes et la lutte pour le progrès humain : la révolution est en marche. Dans le même esprit, il éditera  les œuvres de Voltaire de 1783 à 1790 à Kiel, en Allemagne, pour éviter la censure française.
Déjà Beaumarchais était intervenu secrètement à la demande de Louis XVI et du Comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, pour aider les insurgents quand éclate l'insurrection des colonies anglaises d'Amérique en 1775. Beaumarchais se charge de faire venir aux Américains armes et équipements. Le paradoxe : la monarchie française finance la révolution américaine et en charge Beaumarchais. 

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"Beaumarchais, nu-tête, la main gauche passée dans l'habit, la droite tenant le chapeau, entre deux gardes françaises qui le conduisent à Saint-Lazare", Paris, Bibliothèque Nationale de France.

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Gérard, Bazin, "François Joseph Talma", Paris, Bibliothèque Nationale de France, 1827.

Le Théâtre Egalité : Baptisé théâtre de la Nation en 1789, le quartier fut nommé district de Cordeliers. Talma triompha avec le Charles IX de Chénier qui fut interdit par le roi. L'acteur quitta la troupe et prit la tête d'une faction révolutionnaire. Le théâtre deviendra, pendant la Terreur, le Théâtre Egalité : loges et balcons furent enlevés pour être remplacés par un amphithéâtre égalitaire. Il fut finalement fermé et ses comédiens et comédiennes restés fidèles à la monarchie furent incarcérés. Il fut rouvert sous le Directoire en 1797 avec le nom de Théâtre de l'Odéon. Après les deux incendies de 1799 et de 1818, il fut restauré pour la troisième fois et rouvrit en 1819 comme second Théâtre-Français.
A l'angle de la place et de la rue de l'Odéon, habitaient Camille Desmoulins et Lucile, son épouse, (aujourd'hui 22 rue de l'Odéon). C'est là qu'ils furent arrêtés en même temps que les Dantonistes, faction dite des Indulgents, le 30 mars 1794 ; ils seront guillotinés le 5 avril suivant. 

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