Du massacre de juillet à la fête de l'Être Suprême


La proclamation de la loi martiale et la fusillade du Champ-de-Mars

Transportons-nous devant l’École militaire de Louis XV (1751), destinée par son successeur à remplacer l’Hôtel-Dieu, à devenir un grand hôpital. Nous sommes un an et trois jours après la Fête de la Fédération, le dimanche 17 juillet 1791. Entretemps, il y a eu la fuite du roi à Varennes, et l’Assemblée constituante obligée, pour préserver le principe monarchique, de répandre la fable d’un enlèvement. Le peuple de Paris, les clubs, ne l’entendent pas de cette oreille et demandent, par des pétitions, qu’avant de rétablir le roi dans ses prérogatives on consulte au moins les départements. C’est spontanément au Champ-de-Mars qu’on se rassemble pour en débattre, et sur l’autel de la patrie qu’on signe au bas des requêtes. 

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Jean Duplessi-Bertaux (1750-1818), d’après un dessin de J-L Prieur
Retour de Varennes. Arrivée de Louis Capet à Paris ; 25 juin 1791
Estampe, fin du XVIIIe siècle.

La foule qui s’y presse est une aubaine pour deux paillards qui, au petit matin du 17 ont l’idée d’en percer le plancher pour s’ouvrir la vue sur les dessous des citoyennes. Ils ne voulaient que se rincer l’œil malheureusement ceux qui les surprennent pensent avoir mis la main sur des monarchistes préparant un attentat. Le commissaire du quartier du Gros-Caillou, constatant que le tonnelet qu’ils ont avec eux n’est pas rempli de poudre mais de vin blanc, les relâche. Erreur fatale : la rumeur a enflé démesurément et la tête des deux «royalistes» est bientôt promenée sur des piques. 

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Publication de la loi martiale au Champ-de-Mars, 17 juillet 1791,
estampe d’après un dessin de Jean-Louis Prieur,
fin du XVIIIe siècle.

Quand la nouvelle parvient à l’Assemblée, elle est tout aussi déformée mais en sens contraire : les deux vicieux sont devenus « deux bons citoyens qui recommandaient au peuple le respect des lois et qui ont été massacrés pour ça. » Un décret est pris sur le champ contre les pétitions et la presse « extrémiste ». A l’Hôtel de Ville, le corps municipal proclame la loi martiale et décide de poursuivre sa séance à l’École militaire, derrière nous. La suite est assez confuse. Au soir, du côté du pont de bois et de l’arc de triomphe, on distingue dans la poussière soulevée par les canons et la cavalerie, le cheval blanc de La Fayette et, à côté de Bailly, le maire, le drapeau rouge de la loi martiale ; une seconde colonne débouche au galop par la grille de la rue Saint-Dominique, à la hauteur de l’autel. Des mottes de terre, des cailloux sont lancés en même temps que les cris : A bas le drapeau rouge ! A bas les baïonnettes ! Une première salve leur répond, en l’air ; une deuxième suit aussitôt sans plus de sommations et la mitraille découpe la boule humaine agglutinée sur l’autel de la patrie, qui s’épluche par copeaux dans le jus rouge du sang. Les rescapés fuient éperdument vers nous devant les sabots et les sabres levés ; les bataillons des Minimes, de Saint Roch, de la Halle, en faction devant l’École militaire, leur ouvrent leurs rangs et menacent de la baïonnette les cavaliers qui voudraient continuer de les poursuivre. De 10 à 400 pétitionnaires et badauds sont tombés sous le feu. Bailly le paiera de l’échafaud sur les lieux mêmes du crime, deux ans et demi plus tard ; La Fayette de l’exil.

La fin d'un monde

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Dalencourt (graveur),
Fête commémorative du 14 juillet 1792 : l'Assemblée nationale et le roi montèrent sur l'autel de la patrie pour prêter le serment
Paris, Bibliothèque nationale de France

Attardons-nous encore un an au même endroit: le 14 juillet 1792, Marie-Antoinette est au balcon de l’École militaire, le roi vient d’en sortir, elle a obtenu qu’il porte sous son habit brodé un gilet à l’épreuve des lames. Sur l’esplanade, aux pieds de la reine, 83 tentes, chacune plantée d’un peuplier garni de banderoles tricolores, représentent les départements. A gauche de l’autel de la patrie, un arbre mort d’où pendent des couronnes et des mitres, des cordons bleus de l’ordre monarchique le plus illustre et des chapeaux cardinalices, bref tous les symboles de la féodalité ; le roi doit y mettre le feu. La reine suit sa marche dans une lunette… Mon Dieu ! la tête poudrée vient de s’engloutir dans la masse des représentants qui se referme sur elle. Frappé ? Poignardé ? Le gros roi n’a que trébuché, il se redresse et va prononcer le serment civique. Il décline l’invitation à enflammer l’arbre aux pendeloques : « C’est inutile, la féodalité n’existe plus. » Louis XVI s’insère entre ses gardes et rejoint l’École militaire.

La fête de l’Être Suprême

Dernier épisode de ce côté de l’esplanade, la fête de l’Être Suprême du Décadi 20 Prairial an II, soit le dimanche 8 juin 1794 du calendrier grégorien, également dimanche de Pentecôte du calendrier liturgique. Selon le calendrier républicain, qui fait débuter l’année à l’équinoxe d’automne, Louis XVI a été guillotiné l’an I et Marie Antoinette l’an II.

Depuis le 18 Floréal, et par décret, « Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. » (Art. 1er.) Le 16 Prairial, Robespierre a été porté à la tête de la Convention ; c’était lui donner du même coup le rôle du grand pontife dans la célébration à venir, fixée par l’article 15 du même décret et confiée pour le faste au peintre David. Les ennemis de l’Incorruptible espéraient lui faire révéler ainsi aux yeux de tous ses aspirations césariennes. 

Le cérémonial, commencé aux Tuileries, va culminer ici : arrive par l’avenue de l’École-de-Mars, précédée de musiques et de tambours, la Liberté parmi une gerbe de blé, un arbrisseau et quantité d’instruments aratoires, sur un char tiré par quatre paires de bœufs aux cornes dorées. La Convention lui fait escorte. Un ruban tricolore ceinture le tout, porté par des enfants enguirlandés de violettes, des jeunes gens et jeunes filles aux ornements de myrtes, des hommes dans la force de l’âge parés de feuilles de chêne et des vieillards agrémentés de pampres, tous choisis au sein des 48 sections de Paris. Le cortège passe sous un arc de triomphe isocèle, en forme d’équerre ou de niveau de maçon, et les Conventionnels vont prendre place sur le soubassement à degrés d’un temple antique factice, en avant de l’École militaire.

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Anonyme,
Fête de l’être suprême, vue du char,
fin du XVIIIe siècle, estampe.

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G. Texier (1750?-18..)
Vüe du Champ de Mars le jour du 20 Prairial l'An 2.e de la République : Ou la Convention et les Autorités Constituées ont Assisté à la Fête Nationale : [estampe] / Dessiné et Gravé par Tessier
Paris, Bibliothèque nationale de France

Au centre de ce qui s’appelle désormais le Champ de la Réunion, sur le sommet tronqué d’une montagne rocheuse tout aussi artificielle qui a remplacé l’autel de la patrie, entre un Arbre de la Liberté et une colonne à l’antique surmontée d’une statue, un chef d’orchestre bat la mesure avec un drapeau et les choristes, c’est à dire les sectionnaires, hommes et femmes, que des solistes de l’Opéra ont fait s’exercer depuis des semaines dans chacun des quartiers, pendant que les plus grands musiciens du temps, Gossec, Méhul, Lesueur, Cherubin faisaient répéter les passants à tous les carrefours et que les enfants des écoles étaient envoyés tous les jours à l’Institut national de musique, le peuple réuni là, donc, entonne à l’unisson: «Père de l’univers, suprême intelligence… De la haine des Rois anime la Patrie, Chasse les vains désirs, l'injuste orgueil des rangs, Le luxe corrupteur, la basse flatterie, Plus fatale que les tyrans…» 

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Pierre-Antoine Demachy,
Fête de l’être suprême au Champ-de-Mars, 20 prairial an II (8 juin 1794),
huile sur toile, 1794
Paris, Musée Carnavalet

Mais c’est tout autour d’ici, dans les estaminets avoisinants l’École militaire, où vous-même pourriez chercher une pause, que tout cela se termine, parce que l’Incorruptible, qui ne se préoccupe que du sublime et jamais des choses matérielles, n’a prévu ni repos ni boire ni manger dans cette interminable cérémonie qui a rassemblé ses participants dès 5 heures du matin et durant toute une journée torride. Voyez s’égailler, courir presque vers le petit vin salvateur, deux cents représentants du peuple que le protocole a contraints de revêtir l’uniforme des conventionnels en mission à l’armée : culotte blanche dans les demi-bottes, gilet blanc dont les revers débordent sur ceux, rouges, de l’habit bleu aux revers de col tout aussi rouges, large étoffe tricolore portée en écharpe ou en ceinture, sabre, chapeau haut de forme à panache de plumes bleu-blanc-rouge, suants là-dessous, affamés, assoiffés, incapables de retourner en corps aux Tuileries comme l’a prévu David. Le bouquet de bleuets, marguerites et coquelicots qu’il leur avait de surcroît fait tenir à la main est écrasé dans une poche quand il n’a pas été, plus tôt déjà, jeté à la foule, et les langues trop longtemps desséchées se délient contre ces bondieuseries nouveau genre et leur incarnation terrestre.

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Le mur pour la paix,
de Clara Halter et Jean-Michel Wilmotte, 2000.

Notre regard, au cours de cette histoire, a été quelque peu gêné par une construction placée malencontreusement en plein dans la perspective, et qui fait polémique pour cela : le mur de la Paix, épouse de Marek Halter, et Jean-Michel Wilmotte, installation censément provisoire et qui s’éternise. Le monument du bicentenaire, lui, a su et se décaler de l’axe central et se fondre dans la verdure. C’est vers lui que l’on se dirige maintenant, avenue Charles Risler.

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