L'autel de la patrie


Ici, on avait construit l’autel de la patrie : sur une plateforme circulaire de trois marches, un socle colossal en quadrilobe, intercalé d’escaliers, en haut duquel quelques vasques de fonte pouvaient élever leurs flammes votives. Aujourd’hui, on se dit que ces quatre blocs massifs, séparés par l’échancrure de leurs degrés, semblaient déjà attendre les pieds de la tour Eiffel.

En fait, à la place qu’occupe maintenant la tour, en bord de Seine, un arc de triomphe à trois arches, de belles dimensions, formait l’entrée principale de l’amphithéâtre ; y menait un pont de bateaux là où est à présent celui d’Iéna. A l’extrémité opposée, la tribune d’honneur masquait l’École militaire. Tout cela, rappelons-le, avait été construit en 20 jours.

Quand vous admirerez Paris, tout à l’heure, du haut du 2e étage de la tour Eiffel, plantez dans chaque trou entre deux maisons, comme dans un pique-fleurs, un arbre de la liberté tout empanaché de cocardes et de rubans, un arc de triomphe de toile et de bois, un portique, un arceau, entourés de guirlandes, accrochés de banderoles, peignez-vous un Paris constellé des trois couleurs, bleu, blanc et rouge, vives, éclatantes sous le ciel gris d’un temps maussade et, ça et là, le pittoresque du costume de l’un de ces étrangers qui ont afflué par centaines pour l’occasion dans la capitale de la liberté. Puis repérez les monuments jumeaux des portes Saint-Martin et Saint-Denis (vous aurez du mal, dites-vous que c’est à gauche et en arrière de Beaubourg), le génie de la colonne de la Bastille (qui commémore une révolution ultérieure, celle de 1830), et remplissez l’intervalle entre les deux, le cordon formé par les boulevards, d’un bleu soutenu : les uniformes des bataillons de fédérés des 83 départements. 

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Vue de la décoration et illumination faite sur le terrain de la Bastille pour le jour de la fête de la confédération,
fin du XVIIIe siècle, estampe coloriée.

Nous sommes le mardi 14 juillet 1790, il est 7 heures du matin, le défilé s’ébranle, il emprunte le parcours des rois, celui qui les ramenait de la basilique de Saint-Denis. Il descend donc la rue du même nom puis, obliquant à droite, par la rue Saint-Honoré, il longe le Louvre. Place Louis XVI (aujourd’hui place de la Concorde), l’Assemblée nationale prend place dans le cortège. Enfin, par la rive droite de la Seine et le pont de bateaux, il arrive au Champ-de-Mars au début de l’après-midi. Six ou sept heures de piétinement, parfois sous une pluie battante, n’ont pas refroidi l’enthousiasme du cortège, d’autant moins qu’à son arrivée, il est accueilli par tous ceux qui ont à un moment ou un autre bâti l’enceinte qui les reçoit, et même davantage : 160 000, peut-être 200 000 personnes. 

A 3 heures et demie, Talleyrand, évêque d’Autun, assisté de soixante aumôniers de la Garde nationale, bénit les drapeaux. La Fayette, nommé par le roi major de la fédération, pique sur le rebord de l’autel la pointe de son épée, qui ploie sous le geste décidé accompagnant son serment: «Je jure d’être à jamais fidèle à la nation, à la loi et au roi; de maintenir la Constitution [...], de protéger la sûreté des personnes et des propriétés [...], de demeurer uni à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité!» Tous les fédérés reprennent en chœur:  «Je le jure!» et se précipitent sur lui pour l’embrasser. La Fayette manque d’y mourir: «il était devenu plus blanc que son cheval» racontera Camille Desmoulins

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Écolefrançaise,
Serment de La Fayette à la fête de la Fédération,
huile sur toile, fin du XVIIIe siècle
(Paris, Musée Carnavalet).

A 4 heures, le soleil, très en retrait derrière les nuages et leurs eaux jusque-là, perce enfin, heureux présage, pour éclairer l’autel au moment où le roi, debout sous le dais qui lui a été dressé en avant de la tribune du côté de l’École militaire, tend un bras symétrique à ses rayons : « Moi, roi des Français, je jure à la nation d’employer tout le pouvoir qui m’est délégué par la loi constitutionnelle de l’État, à maintenir la Constitution et à faire exécuter les lois. »

Cette fois, c’est la totalité de la foule qui s’étoufferait mutuellement. Les banquets, les danses, la liesse dans tout Paris vont continuer jusqu’à la fin de la semaine.

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