La bohème rue du Dragon


C'est ici le dernier logis de Victor Hugo avant son mariage. Il partage la mansarde avec son cousin de Nantes, Adolphe Trébuchet, arrivé à Paris depuis septembre 1820 – Adolphe Trébuchet avait donc d'abord logé dans l'immeuble du 10, rue de Mézières. Victor Hugo raconté par Adèle Hugo consacre un chapitre à ce logis intitulé "La mansarde" :

A la fin de l'année 1821, nous trouvons notre poète installé rue du Dragon, n° 30. Il faisait ménage avec un jeune cousin, Adolphe Trébuchet, fils du frère de Mme Hugo. Le cousin, venu de Nantes à Paris pour son droit, avait loué en commun avec Victor un logement sous les combles, au quatrième étage, du prix de quatre-vingts francs par an. Le logis n'ayant que deux pièces, […] Abel, qui était au large, prit Eugène avec lui.
L'appartement des deux cousins avait son luxe. Le Lys d'Or des Jeux Floraux étincelait dans la première pièce sur une cheminée de marbre Sainte-Anne. L'autre chambre en boyau et éclairée à son extrémité par une seule fenêtre était sacrifiée : on y couchait, on y travaillait, on s'y habillait et on y bavardait. Deux lits flanqués parallèlement laissaient à peine de quoi passer ; comme ameublement il y avait deux chaises, une armoire, des portemanteaux pour vestiaire et une petite table à trois tires, venant du mobilier de la mère et servant de bureau à Victor. Il y continua son "Han d'Islande" et corrigea les épreuves des "Odes et Ballades".
Les jeunes gens établirent leur budget. Les huit cents francs de Victor devaient leur durer un an. Le déjeuner se composait d'une flûte, de deux œufs et d'un morceau de beurre et revenait à quatre louis par tête. On dînait pour seize sous par tête chez Rousseau, rue Saint-Jacques. […] La portière chargée du ménage coûtait cent sous par mois. En ajoutant le blanchissage et l'éclairage, le total de la dépense de la communauté montait à neuf cents francs par an. Il restait à Victor Hugo, sur les huit cents francs, trois cent soixante francs, c'était plus qu'il ne fallait pour les dépenses imprévues et la toilette. […]
Victor reçut dans sa mansarde cette pléiade de poètes, dernier souffle de la littérature de l'Empire couvée par Chateaubriand. […] Alfred de Vigny, blond et fin, d'un esprit choisi, est plus que ses condisciples trempé dans les eaux modernes. Il monta plus d'une fois à la mansarde de la rue du Dragon et y lut sa "Dolorida".


Voici un beau témoignage du quotidien de la vie de bohême du jeune Victor Hugo. Cependant il faut repréciser la chronologie. Le cousin Trébuchet est bien venu à Paris à la fin de l'année 1821, mais il a d'abord logé, avec Eugène et Victor, dans un petit deux-pièces du 10, rue de Mézières (dans la même maison où Sophie Hugo logea au rez-de-chaussée avant sa mort). C'est seulement en mars 1822 que s'effectue le déménagement rue du Dragon. Victor Hugo logea dans cette mansarde jusqu'à son mariage en octobre 1822. Cette mansarde sera celle qu'il décrira dans Les Misérables au chapitre "Marius pauvre" et qu'il transposera dans le quartier Saint-Marceau :

Marius occupait dans la masure Gorbeau, moyennant le prix annuel de trente francs, un taudis sans cheminée qualifié cabinet où il n'y avait, en fait de meubles, que l'indispensable. Ces meubles étaient à lui. Il donnait trois francs par mois à la vieille principale locataire pour qu'elle vint balayer le taudis et lui apporter chaque matin un peu d'eau chaude, un œuf frais et un pain d'un sou. De ce pain et de cet œuf, il déjeunait. Son déjeuner variait de deux à quatre sous selon que les œufs étaient chers ou bon marché. A six heures du soir, il descendait rue Saint-Jacques, dîner chez Rousseau, vis-à-vis Basset, le marchand d'estampes du coin de la rue des Mathurins. Il ne mangeait pas de soupe. Il prenait un plat de viande de six sous, un demi-plat de légumes de trois sous, et un dessert de trois sous. Pour trois sous, du pain à discrétion. Quant au vin, il buvait de l'eau. En payant au comptoir, où siégeait majestueusement madame Rousseau, à cette époque toujours grasse et encore fraîche, il donnait un sou au garçon et madame Rousseau lui donnait un sourire. Puis il s'en allait. Pour seize sous, il avait eu un sourire et un dîner. […]
Marius avait toujours deux habillements complets;  l'un vieux, « pour tous les jours », l'autre tout neuf, pour les occasions. Les deux étaient noirs. Il n'avait que trois chemises, l'une sur lui, l'autre dans sa commode, la troisième chez la blanchisseuse. Il les renouvelait à mesure qu'elles s'usaient. Elles étaient habituellement déchirées, ce qui lui faisait boutonner son habit jusqu'au menton.


Un peu plus loin dans le roman, il se dépeint sous les traits du jeune Marius (mais il attribue à Marius des cheveux noirs, alors qu'il les avait châtain clair) :

Marius à cette époque était un beau jeune homme de moyenne taille, avec d'épais cheveux très noirs, un front haut et intelligent, les narines ouvertes et passionnées, l'air sincère et calme, et sur tout le visage je ne sait quoi qui était hautain, pensif et innocent. Son profil, dont toutes les lignes étaient arrondies sans cesser d'être fermes, avait cette douceur germanique qui a pénétré dans la physionomie française par l'Alsace et la Lorraine, et cette absence complète d'angles qui rendait les Sicambres si reconnaissables parmi les Romains et qui distingue la race léonine de la race aquiline. Il était à cette saison de la vie où l'esprit des hommes qui pensent se compose, presque à proportions égales, de profondeur et de naïveté. Une situation grave étant donnée, il avait tout ce qu'il fallait pour être stupide; un tour de clef de plus, il pouvait être sublime. Ses façons étaient réservées, froides, polies, peu ouvertes. Comme sa bouche était charmante, ses lèvres les plus vermeilles et ses dents les plus blanches du monde, son sourire corrigeait ce que toute sa physionomie avait de sévère. A de certains moments, c'était un singulier contraste que ce front chaste et ce sourire voluptueux. Il avait l'œil petit et le regard grand.

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Eugène Atget, cour du Dragon, 1895
Paris, Musée Carnavalet

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Charles Marville, la cour du Dragon en 1866

Notons que dans ce portrait, Hugo fait ressortir son ascendance lorraine qu'il tient de son père. Hugo vit ici pauvrement, mais avec la joie dans le cœur que lui donne l'espoir de son mariage prochain. Ce mariage est sa préoccupation majeure de l'époque.
C'est dans cette mansarde qu'il travailla notamment sur la rédaction de Han d'Islande, un roman qu'il achèvera pendant sa lune de miel et qui paraîtra en février 1823. Ce roman, contrairement à ce que sous-entend le titre, se passe en Norvège en l'an 1699. C'est un récit fantastique, inspiré des romans noirs anglais (Mathurin, Walter Scott), dans lequel Hugo a voulu exprimer, à travers les héros Ethel et Ordener, son histoire d'amour avec Adèle. Dans l'ensemble la critique fut plutôt sévère à l'exception de quelques plumes, mais non des moindres, à savoir Stendhal, Vigny et Nodier qui y décelèrent un grand talent. Stendhal releva l'élégance du style et la nervosité de l'expression, Nodier loua le style vif et pittoresque, et la délicatesse de certains sentiments. Quant à Vigny, ce fut le plus enthousiaste : c'est un beau, et grand, et durable ouvrage que vous avez fait là […] Tout l'intérêt est pressant, tout est palpitant ; je n'ai plus respiré qu'au dernier mot. Le livre obtint un honnête succès, mais qui ne rapporta pas grand-chose à son auteur.

A cette époque, ayant abandonné ses études de droit pour la littérature, Victor Hugo n'est pas encore connu. Pourtant son talent de poète fut très vite couronné  (il remporte à Toulouse en 1819 le 1er prix d'un concours et reçoit à cette occasion le Lys d'Or que mentionne Adèle Hugo dans son témoignage), mais il dut attendre la publication de son premier recueil de poèmes, Odes et Poésies diverses en juin 1822, pour voir sa situation financière commencer à s'améliorer. Grâce à ce recueil, il obtient du roi Louis XVII une pension annuelle de 1 000 F (environ 3 350 €, soit à peu près 22 000 F). Cette pension lui permet de lever les derniers obstacles à son mariage (le père d'Adèle est sensible à cet argument pécuniaire, soucieux de l'avenir matériel de sa fille). A partir de 1823, la pension royale sera doublée. Il la touchera jusqu'en 1832, date à laquelle il y renoncera suite à l'interdiction du Roi s'amuse, par le gouvernement. 

Après son mariage avec Adèle Foucher, les jeunes époux s'installent 39, rue du Cherche-Midi (une rue que Victor Hugo avait déjà habité avec sa mère, juste après Les Feuillantines) chez les Foucher, par mesure d'économie. Le jeune ménage ira ensuite vivre, en juin 1824, rue de Vaugirard. Victor Hugo quittera la Rive gauche en mai 1830, après son passage rue Notre-Dame-des-Champs. Il emménage alors avec sa famille au 9, rue Goujon, dans un quartier huppé correspondant plus à ses ambitions, les Champs-Elysées.

Conclusion

Lorsque Notre-Dame de Paris paraît en mars 1831, Victor Hugo habite depuis presque un an le quartier des Champs-Elysées – il emménage au 9, rue Jean Goujon en mai 1830 -, un nouveau quartier en pleine expansion et qui correspond plus à son statut de gloire montante. En octobre 1832, il s'installe avec sa famille 6, place Royale  (6, place des Vosges aujourd'hui ; ce lieu est devenue depuis 1903 un musée dédié au grand poète), dans un grand et bel appartement où il connaîtra la gloire. La page de son enfance est tournée, une page remplie de souvenirs et qui viendra abreuver régulièrement son Œuvre :

La belle enfance, ainsi qu'une blanche vapeur,
Toujours dans notre esprit reparaît et surnage ;
Et moi, je me souviens, jouant dans mon jeune âge
Avec mon frère Eugène, avec mon frère Abel,
Mêlant ma voix aux leurs, innocent Babel,
Tout petit, j'ai rempli de chansons enfantines
Le saint cloître où jadis priaient les Feuillantines.

(À une religieuse – à sa nièce Marie Hugo, retirée au Carmel de Tulle -, Toute la lyre, Hetzel, 1888)
 

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