Au Théâtre de la Porte Saint-Martin


Victor Hugo a commencé à écrire ses premières pièces sous la Restauration : Corneille en 1825 (pièce en vers juste ébauchée), Cromwell en août 1826 (Hugo ne fera pas jouer la pièce de son vivant après la mort de Talma pour qui il avait écrit le rôle principal), Marion de Lorme en juin 1829 (interdite par la censure, elle sera remaniée et jouée en août 1831) et Hernani en août 1829 (commencé le 29 août, la rédaction du drame est achevée le 24 septembre – moins d'un mois pour écrire la pièce). Mais la première représentation d'une pièce de Victor Hugo se déroula en février 1830, soit peu de temps avant l'instauration de la Monarchie de Juillet. On peut donc dire que la grande période du théâtre romantique de Victor Hugo se déroule sous la Monarchie de Juillet. Parmi les salles qui accueillirent ses pièces, le théâtre de la Porte Saint-Martin, dirigé par Charles Harel à partir d'avril 1832, figure à la première place. Ce théâtre a servi de scène pour le lancement de trois pièces de Victor Hugo : Marion de Lorme (la première eut lieu le 11 août 1831), Lucrèce Borgia (première : 2 février 1833), Marie Tudor (première : 6 novembre 1833).  A part Lucrèce Borgia qui fut un franc succès et qui va lui assurer une rente non négligeable, les deux autres pièces reçurent un accueil mitigé. Pour André Maurois, l'explication de ce relatif insuccès provient du talent de son auteur : les drames de Hugo étaient loin de valoir sa poésie lyrique (Olympio ou la vie de Victor Hugo, Flammarion, 1954). Jugement sans doute sévère quand on constate que sa pièce Ruy Blas continue d'être joué régulièrement… Et il ne faudrait pas oublier la formidable bataille autour du théâtre romantique, qui a connu son point d'orgue avec la première représentation d'Hernani en 1830. 

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Scène de théâtre pour Lucrèce Borgia, Théâtre de la Porte de Saint-Martin, 1833

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Affiche du Théâtre de la Porte Saint-Martin pour les Misérables

A partir de la parution de la préface de Cromwell en décembre 1827, Victor Hugo est devenu le chef d'école du Romantisme français. Ce texte en est le manifeste. Victor Hugo y clame sa volonté de faire pénétrer le moderne dans le théâtre. De la règle d'or des trois unités du théâtre classique (unité de temps, de lieu et d'action), seule l'unité d'action est conservée. Les unités de temps et de lieu sont abandonnées au nom de la vraisemblance de l'intrigue. Et puis Hugo fait intervenir une césure dans l'alexandrin qui ne se situe plus systématiquement au milieu de celui-ci, l'alexandrin est ainsi découpé sur plusieurs répliques (il casse le rythme classique, en invente un autre, désarticule le texte). Au nom de la liberté de l'art, l'auteur doit suivre son inspiration au mépris des conventions. Hugo introduit également le grotesque dans le drame, au nom – là encore – de la vraisemblance : il s'agit de coller le plus possible à la réalité. Toujours pour cette même raison, le décor du drame doit refléter sa réalité historique et géographique, et la représentation de l'homme ne doit pas occulter sa partie corporelle (l'homme est présenté dans sa définition chrétienne, à savoir le composé d'un corps et d'une âme – le théâtre classique mettait l'accent sur l'âme). Retenons aussi cette belle définition du théâtre, tirée de cette même préface : Le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout doit et peut s'y réfléchir, mais sous la baguette magique de l'art.

Bien sûr, toutes ces nouveautés furent à l'origine de la querelle entre les anciens et les modernes. Cette bataille connut son heure de gloire avec la première d'Hernani au Théâtre-Français, le 25 février 1830. Dans Histoire du Romantisme (Charpentier, 1874), Gautier a écrit: Ce n'étaient pas les Huns d'Attila qui campaient devant le Théâtre-Français, malpropres, farouches, hérissés, stupides; mais bien les chevaliers de l'avenir, les champions de l'idée, les défenseurs de l'art libre; et ils étaient beaux, libres, et jeunes. Et, plus tard, même Zola, ardent défenseur du naturalisme et très critique vis-à-vis du romantisme, rendra grâce à Hugo et aux autres romantiques d'avoir créé une brèche dans l'univers figé de la littérature :

Chez nous, la formule classique a longtemps régné. Elle était toute puissante, elle tenait du dogme. Personne ne songeait à s'en affranchir, car désobéir aux règles aurait semblé désobéir au roi et à Dieu. […] Et pourtant cette machine si bien réglée s'est détraquée un jour. Elle était usée, elle ne marchait plus. L'heure est venue où les romantiques ont donné dans cette patraque le coup de grâce, qui en a fait voler les dernières pièces rouillées aux quatre coins de l'horizon. Les chefs-d'œuvre du 17e n'en restaient pas moins debout, dans leur gloire immortelle, comme des manifestations du génie humain, qui s'étaient produites à leurs heures. Ce qui était mort, c'était le procédé d'une époque, le métier et le cadre.
Il faut se rappeler les batailles de 1830. Les romantiques, qui étaient jeunes alors et qui avaient à conquérir leur place au soleil, ne se ménageaient guère. Ils manquaient surtout de respect, j'insiste sur ce point. Ils montaient à l'assaut du vieux rempart académique, hurlant, les poings fermés, tapant sur les crânes vénérables des classiques.
(Documents littéraires, études et portraits par Émile Zola, 
Charpentier, 1881)

Signalons aussi la censure dont son théâtre fut l'objet. Car Hugo, en réclamant la liberté de l'art, réclame aussi la liberté d'expression, ce qui n'est pas du goût du pouvoir. En 1829, la première version de Marion de Lorme, jugée moqueuse pour Charles X, est interdite (elle sera finalement jouée en 1831 sous une seconde version). Mais le pouvoir royal a besoin de poètes : il offre comme dédommagement d'augmenter à 6 000 F la pension d'Hugo. Ce dernier ne peut accepter : la liberté n'a pas de prix! Sous un autre gouvernement, celui de Louis-Philippe, la censure frappe encore. En 1832, sa pièce Le Roi s'amuse est interdite pour immoralité – en réalité  à cause d'une allusion aux amants de la mère du roi. Après cet interdit, Hugo renonce à sa pension royale,  prenant ainsi ses distance par rapport au pouvoir royal, au nom de sa liberté d'artiste. 

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Juliette Drouet

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Costume de Juliette dans Lucrèce de Borgia, 1833

On ne peut quitter ce lieu sans avoir une pensée pour Juliette Drouet… qui interpréta le rôle de la princesse Negroni dans Lucrèce Borgia (début des répétitions en janvier 1833). C'est à cette occasion qu'est née la grande histoire d'amour entre Toto et sa bien-aimée (son doux ange), dont nous allons bientôt parler.

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