Nid d'amour Rue Sainte-Anastase


Juliette Drouet a eu deux adresses dans cette rue : au n°14 (de mars 1836 à février 1845) et au n°12 (de février 1845 à novembre 1848). C'est Victor Hugo qui a trouvé ces deux appartements et qui subvient aux besoins de son amante. Le logis du 14, rue Saint-Anastase est plus vaste que ne l'étaient les précédents logements de Juliette au Marais : celui du 4 bis, rue de Paradis (un petit deux pièces où elle habita quelques mois en 1834) et celui du 50, rue des Tournelles (elle y resta de l'automne 1834 à mars 1836).

Mais revenons tout d'abord sur la rencontre entre Victor Hugo et Juliette Drouet. Ils se sont croisés la première fois en mai 1832, lors d'une soirée mondaine comme l'immortalisera Hugo dans un des ses poèmes des Voix intérieures :

Tu ne l'avais pas vue encor ; ce fut un soir,
A l'heure où dans le ciel les astres se font voir,
Qu'elle apparut soudain à tes yeux, fraîche et belle,
Dans un lieu radieux qui rayonnait moins qu'elle.
Ses cheveux pétillaient de mille diamants.
Un orchestre tremblait à tous ses mouvements
Tandis qu'elle enivrait la foule haletante,
Blanche avec des yeux noirs, jeune, grande, éclatante.
Tout en elle était feu qui brille, ardeur qui rit.
La parole parfois tombait de son esprit
Comme un épi doré du sac de la glaneuse,
Ou sortait de sa bouche en vapeur lumineuse.
Chacun se récriait, admirant tour à tour
Son front plein de pensée éclose avant l'amour,
Son sourire entrouvert comme une vive aurore,
Et son ardente épaule, et, plus ardents encore,
Comme les soupiraux d'un centre étincelant,
Ses yeux où l'on voyait luire son cœur brûlant.
(À OL., Les Voix intérieures,
Renduel, 1837)

Mais leur vraie rencontre a lieu dans les premiers jours de l'année 1833, au moment des répétitions de Lucrèce Borgia. Juliette y joue le rôle de la princesse Negroni. Julienne Gauvain (future Juliette Drouet) est née à Fougères le 10 avril 1806. Malheureusement, elle perd très vite ses parents. Elle est alors élevée dans un couvent, avant de monter à Paris en compagnie de sa tante Françoise et de son mari Drouet. Ces derniers la placent pendant cinq ans au couvent des Dames de Saint-Michel et de Sainte-Madeleine, près des Feuillantines. Si Juliette choisit de prendre le nom de Drouet c'est en souvenir de son oncle dont elle vénéra la mémoire. Entre la sortie du couvent parisien en 1821 et son entrée comme modèle dans l'atelier de Pradier en 1825, on perd la trace de Juliette. Devenue l'amante du sculpteur elle met au monde une fille, Claire, le 12 novembre 1826 (Pradier la reconnaîtra deux ans plus tard). Menant une vie de bohème et de courtisane, Juliette se lance dans le théâtre à la fin de l'année 1828, sous le nom de "Mlle Juliette". En 1830, elle triomphe dans une pièce de circonstance Napoléon ou Schönbrunn et Sainte-Hélène. Quand elle tombe amoureuse de Victor Hugo, elle rêve d'une belle carrière d'actrice… Mais son rêve va tourner court. Son amour pour Victor Hugo va profondément changer sa vie. Car au Marais, elle vit comme une recluse, loin du faste, des honneurs et des plaisirs… La comtesse Dash qui a connu "Mlle Juliette", parlera de la "conversion" de Juliette :

Un jour tout changea de face ; elle trouva son maître, elle aima un de ces hommes qui brisent toutes les résistances par leur volonté et par leur puissance. Cet homme voulut qu'elle renonçât à sa vie de luxe et de plaisir ; elle lutta, ne céda que pied à pied, mais céda, et le dévouement, l'abnégation complète s'emparèrent de cette âme, que l'amour avait régénérée.

Elle disparut soudain, laissant derrière elle ses dentelles et ses joyaux ; elle se cacha dans un coin de Paris. Celui qu'elle aimait venait seul la voir. Son luxe, ses plaisirs, ses festins, tout fut dédaigné pour ces sentiments où les cours d'élite se retrempent. Juliette, accoutumée à être servie, fit elle-même son ménage ; elle voulut une transformation complète, ne vécut plus que pour "lui", n'eut pas une pensée, pas un désir en dehors de lui. On l'oublia. Elle oublia bien plus vite encore ; sa vie se concentra dans celui qu'elle avait choisi, et, depuis lors, elle n'a pas failli. Elle n'a eu ni un regret, ni une faiblesse ; c'est une des plus belles conversions de cœur dont j'aie entendu parler.

(Mémoires des autres par la comtesse Dash, Librairie illustrée, 1896-1897)

De fait, sa vie rue Sainte-Anastase n'a plus rien à voir avec sa vie d'autrefois. Cette vie de cloîtrée avait vraiment commencé lorsque Juliette avait avoué à son amant ses lourdes dettes. Hugo va alors prendre en charge ses dettes, mais en imposant des règles de vie très strictes à Juliette, notamment sur le plan financier… Consolation pour elle, son nouveau logement est plus spacieux que les précédents. Elle aménage alors son appartement en vue de recevoir au mieux son Toto chéri : portraits et dessins de son bien-aimé aux murs, statuettes ou soieries provenant de brocanteurs (achetés bien sûr en compagnie d'Hugo). Elle met un soin particulier pour la chambre à coucher : une tapisserie rouge et or sur laquelle on distingue de beaux paons brodés. Et puis, elle aménage un “atelier” dans la chambre pour son homme : un coin tranquille avec un petit bureau d'acajou. Là, entre la cheminée et le lit, le poète peut travailler à son aise. Il est assuré de trouver en permanence des plumes d'oie bien taillées et une provision de papier bleu ciel. Grâce à cet “atelier”, elle réussit à garder son amant longtemps auprès d'elle. Je suis heureuse d'apercevoir même votre ombre sur la page que vous lisez, écrit-elle. Quant à Hugo, il a immortalisé ces moments dans un poème intitulé Paroles dans l'ombre :

Elle disait : C'est vrai, j'ai tort de vouloir mieux;
Les heures sont ainsi très doucement passées;
Vous êtes là; mes yeux ne quittent pas vos yeux,
Où je regarde aller et venir vos pensées. […]

Je me fais bien petite, en mon coin, près de vous;
Vous êtes mon lion, je suis votre colombe;
J'entends de vos papiers le bruit paisible et doux;
Je ramasse parfois votre plume qui tombe; […]

(Les Contemplations, Hetzel, 1856)

Ses journées sont dévouées au poète. Juliette est tout à la fois pour lui sa raccommodeuse, sa tailleuse, son infirmière, son cordon bleu… sans oublier le rôle qu'elle affectionne entre tous, son amante dévouée, câline et sensuelle. En secret, elle songe à un enfant, mais ce vœu ne se réalisera jamais (elle fit une fausse couche en mars 1836, juste avant d'emménager rue Saint-Anastase). Juliette est dévouée, ce qui ne l'empêche pas de se plaindre de cette vie où elle ne fait que l'attendre, de cette vie où elle ne met pas souvent le nez dehors…

Au cours de l'été 1844 et pour lui montrer qu'il entend ses plaintes, Hugo lui offre un nouveau logement qui a la jouissance d'un jardin (au n°12 de la rue Sainte-Anastase). L'appartement se situe au rez-de-chaussée et comporte un salon, une salle à manger, une chambre, une cuisine, et une pièce pour Suzanne, une femme engagée pour son service. Pourtant, Juliette a du mal à quitter l'appartement du 14, et ce n'est qu'en février 1845 qu'elle se décide à emménager au 12, alors qu'Hugo a commencé à payer le loyer depuis août 1844 : Je voudrais emporter tout, même la poussière du parquet qui a touché tes jolis petits pieds, même la cendre du foyer qui t'a réchauffé si souvent […] tout ce qui t'a vu et tout ce que tu as touché. Je voudrais tout emporter. A Guernesey, Hugo reconstituera la chambre rouge et or du 14, rue Saint-Anatase, dans la maison qu'il a achetée en copropriété avec Juliette, appelée “Hauteville-Féerie”, et où celle-ci habitera. Juliette va rester dans ce nouveau logis presque 4 ans jusqu'en novembre 1848. A cette date, elle rejoint Hugo qui habite le quartier de la Nouvelle Athènes depuis juillet 1848. A partir de décembre 1851, Victor Hugo commence son exil qui durera presque 19 ans. Il va pouvoir prendre du recul par rapport à la politique, à la grande joie de Juliette qui lui écrivait en 1845 : Qui est-ce qui nous rendra les jours et les nuits d'amour que tu as laissés perdre pour courir la chasse des idées, cette chasse noire qui doit durer un jour et qui dure cent ans ? Est-ce que nous ne regretterons pas, même dans le paradis, ces moments suprêmes que la gloire a volés à l'amour ?

Si ce grand amour a perduré entre les deux amants, c'est grâce surtout à Juliette qui sut résister aux infidélités du poète et dire adieu à son amour-propre. Juliette s'efface devant l'être aimé, même si elle se plaint d'être trop souvent délaissée : Mon cher petit Toto, au lieu de gribouiller de l'amour cul par-dessus tête dans mon encrier, j'aimerais mieux me trifouiller pêle-mêle avec vous (7 avril 1836). Ce qu'elle désire, c'est l'avoir toujours à ses côtés, le posséder corps et âme. Une de ses plus grandes blessures fut certainement lorsqu'elle apprit la liaison de Victor Hugo avec Léonie Biard (née d'Aunet), sept ans après le début de cette idylle. Blessure profonde, car Victor Hugo a réellement aimé cette femme qui sera sa muse au même titre qu'Adèle et que Juliette. Le 28 juin 1851, elle reçoit un courrier de sa rivale lui apprenant sa liaison avec le poète. Léonie Biard qui est reçue en amie chez les Hugo, au 35, rue de la Tour-d'Auvergne (les Hugo y sont depuis octobre 1848; après avoir fui début juillet leur appartement de la place des Vosges ils se sont installés provisoirement 5, rue d'Isly, près de la gare Saint-Lazare), ne peut plus supporter de vivre à l'ombre de Juliette Drouet. Elle joint à son courrier, toutes les lettres qu'elle a reçues de Victor Hugo. Le coup est terrible pour Juliette. Pourtant, elle fera front avec beaucoup de dignité. Elle passera par des phases de doute, écrira des lettres de rupture, pour finalement rester auprès du poète. Mais jamais elle ne dira du mal de sa rivale. Elle demandera à Hugo de choisir. Celui-ci n'en fera rien. Il confortera Juliette mais continuera de voir Léonie jusqu'à son départ pour l'exil (après son départ, il continuera  de lui venir en aide, en lui envoyant notamment des sommes d'argent). L'automne 1851, les deux célèbres amants sont réconciliés. Juliette écrit à Victor : Ton amour me pénètre […] Mon cœur est jonché de toutes les feuilles mortes de mes illusions. Mais je sens au dedans une sève qui monte et qui n'attend que ton souffle vivifiant pour devenir fleurs et fruits. Mais la jalousie la ronge : l'affreuse jalousie défait au fur et à mesure tout le bien que tu fais […] Mon Victor adoré, mon pauvre bien-aimé, je suis bien insensée et bien méchante, n'est-ce pas ? Eh bien, je suis encore plus souffrante et plus malheureuse. J'ai l'enfer dans le cœur. Et, deux jours plus tard, elle aura ce cri magnifique : J'ai trop de véritable amour pour avoir un seul grain d'amour-propre. Paul Claudel a bien ressenti toute la grandeur de cette femme : Rien n'est davantage au crédit de Victor Hugo que la tendresse imperturbable à lui vouée par cette créature admirable que fut Juliette Drouet. Le supplice amoureux continuera jusqu'au bout pour Juliette, car Victor Hugo continuera d'avoir de nombreuses amantes jusqu'à la fin de sa vie : Judith Gautier, Sarah Bernhardt,… et Blanche Lanvin, une jeune femme de ménage que Juliette avait engagée à Guernesey en 1872.  

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Sarah Bernhardt

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Paul Nadar (1856-1939), Sarah Bernhardt, vers 1878

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François-Auguste Biard (1799-1882), Portrait de Léonie d'Aunet, mariée Biard, vers 1845
Versailles, Château de Trianon

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Félix Nadar (1820-1910), Judith Gautier, vers 1880

Pour terminer sur les amours de Victor Hugo avec Juliette Drouet, voici un poème dédié à Juliette, (composé d'après le poète le 22 septembre 1854) :

Quand deux cœurs en s'aimant ont doucement vieilli,
Oh! Quel bonheur profond, intime, recueilli!
Amour! Hymen d'en haut! O pur lien des âmes!
Il garde ses rayons même en perdant ses flammes.
Ces deux cœurs, qu'il a pris jadis, n'en font plus qu'un.
Il fait, des souvenirs de leur passé commun,
L'impossibilité de vivre l'un sans l'autre.
– Juliette, n'est-ce pas, cette vie est la nôtre ? –
Il a la paix du soir avec l'éclat du jour
Et devient l'amitié tout en restant l'amour!

(Toute la lyre, Librairie du "Victor Hugo illustré", 1897)

Mais le dernier mot sera pour Juliette avec cet extrait de sa lettre du 18 septembre 1843, soit quelques jours après la mort de Léopoldine, morte noyée près de Villequier :

Mon Victor adoré, quel que soit ton désespoir le mien est encore plus grand car je sens à travers mon amour qui le centuple et le multiplie au-delà des forces humaines. Jamais homme n'a été aimé par une pauvre femme comme tu l'es par moi et le pauvre ange [Léopoldine] que nous pleurons tous le sait et le voit à présent comme le voit et le sait le bon Dieu, et elle me pardonne comme lui aussi j'en suis sûre. […]

Mon Victor, avant de te laisser à ton désespoir pense au mien. Pense que je t'aime plus que ma vie.

 

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