Le salon de La Pouplinière
Alexandre Le Riche de La Pouplinière (ou de La Poplinière), riche fermier général, acheta en 1739 l’hôtel Villedo construit en 1662, qui se trouve aujourd’hui à l’emplacement d’un immeuble de la fin du XIXe siècle. Il habita l’hôtel jusqu’à sa mort en décembre 1762.
Important mécène de l’époque et grand amateur de musique, Alexandre Le Riche de La Pouplinière rassemblait de nombreux artistes dans son salon, dont le compositeur Jean-Philippe Rameau, qui y régnait en maître. Grimm lui a rendu hommage juste après sa mort, dans un article de la Correspondance littéraire du 15 février 1763: «C’était un homme célèbre à Paris, sa maison était le réceptacle de tous les états. Gens de la cour, gens du monde, gens de lettres, artistes, étrangers, acteurs, actrices, filles de joie, tout y était rassemblé. On appelait la maison une «ménagerie», et le maître le «sultan».»
Rousseau, qui fréquenta assez souvent ce salon dans la seconde moitié des années 1740, y présenta en septembre 1745 Les Muses galantes, un opéra sur lequel il espérait beaucoup se faire connaître. Celui-ci fut toutefois un échec, sans doute justifié si l’on en croit les dires de son auteur lui-même, qui écrit dans une lettre en 1759 : « Cet opéra est détestable, il a été fait avant que j’eusse aucune véritable idée de musique, en un mot, c’est de la musique française ». Rousseau était un adepte de la musique italienne, en ces temps où la guerre des musiques faisait rage. En novembre 1753, dans sa Lettre sur la musique française, il précisait: « Il y a des gens qui croient ne pas aimer la musique. C’est seulement qu’ils n’ont jamais entendu que l’opéra français : donnez-leur de l’italien, et les voilà émerveillés. »
Mais Rousseau va se lasser assez vite des soirées mondaines. C’est pourquoi il espacera de plus en plus ses visites chez M. de La Pouplinière. Plus tard, lorsqu’il écrira Julie ou la Nouvelle Héloïse, il ne sera pas tendre au sujet des salons parisiens : « On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l’erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. Il n’est point nécessaire de connaître le caractère des gens, mais seulement leurs intérêts, pour deviner à peu près ce qu’ils diront de chaque chose. Quand un homme parle, c’est pour ainsi dire son habit et non pas lui qui a un sentiment ; et il en changera sans façon tout aussi souvent que d’état. »
Rousseau ne fut donc guère adepte des salons parisiens et autres mondanités de la ville. S’il s’y est montré, c’est principalement pour se faire connaître et rencontrer les hommes d’esprit de son temps. Au cours de cette période (jusqu’à son départ pour Montmorency), il est venu quelques fois souper chez Mme d’Epinay, qui habitait non loin du Palais-Royal : son hôtel était situé à l’emplacement des numéros 237-239 rue Saint-Honoré (à hauteur du croisement avec la rue de Castiglione). Une rencontre importante, puisque c’est Mme d’Epinay qui lui offrira l’Ermitage à Montmorency, une «bicoque» qu’elle avait remise à neuf pour son «Ours», qui l’avait remarquée au détour d’une promenade. Mme d’Epinay, à l’instar de nombreuses autres Grandes Dames aristocrates, recevait régulièrement chez elle, rue Saint-Honoré, mais aussi à la lisière de la forêt de Montmorency, à la Chevrette, un château appartenant à son beau-frère. Amante de Grimm, elle fut, au début des années 1750, l’une des protectrices de Rousseau. Mme d’Epinay habita l’hôtel de la rue Saint-Honoré dès son enfance. Celui-ci avait été acheté par son oncle (qui était fermier général) en 1729. Il devint sa résidence principale dès son mariage avec son cousin germain, en décembre 1745.
Mme d’Epinay rencontra Rousseau pour la première fois, sans doute au début de l’année 1748, à l’occasion d’un dîner qu’elle organisa chez elle, rue Saint-Honoré. C’est Francueil (fils de M. Dupin), avec qui il faisait de la musique, qui l’introduisit chez elle : « j’y soupais quelquefois avec lui », dit-il dans ses Confessions. Ni belle, ni laide, c’est une petite femme fragile avec de grands yeux noirs, mais qui, hélas pour Rousseau, avait la poitrine plate : «Elle était fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer: jamais mon cœur ni mes sens n’ont su voir une femme dans quelqu’un qui n’eût pas de tétons.» (Les Confessions)
Outre cet aspect physique, Rousseau ne se sentit jamais à l’aise au sein du milieu des fermiers généraux, d’où provenait Mme d’Epinay, comme nous allons le voir avec Helvétius lors de la prochaine étape. Cette amitié fut donc mise à rude épreuve. Devenu l’hôte de Mme d’Epinay à Montmorency à partir d’avril 1756, Rousseau va rapidement s’émanciper de sa protectrice suite à une dispute avec elle. Il quittera son Ermitage en décembre 1757 pour louer la maison du petit Montlouis, toujours à Montmorency.
Après sa rupture avec Rousseau, Mme d’Epinay écrira Histoire de Mme de Montbrillant, un roman autobiographique publié après sa mort (1818) dans lequel elle dépeint Rousseau sous les traits de René. Ce roman est un moyen pour elle de se protéger face aux attaques de Rousseau à son égard dans les Confessions. Un moyen aussi de donner sa version des faits sur sa relation avec l’auteur. Malgré la férocité avec laquelle elle évoque ce dernier, elle reconnaîtra la finesse de son esprit: «Il est complimenteur sans être poli, ou du moins sans en avoir l’air. Il est sans les usages du monde; mais il est aisé de voir qu’il a infiniment d’esprit. Il a le teint fort brun, et des yeux plein de feu animent sa physionomie.»