Inessa Armand chez les Mazanov
La famille des Mazanov était bien connue des émigrés politiques russes : Mazanov avait été en exil en Sibérie avec Martov. Sa femme, Katia, fut recrutée pour s'occuper de la cuisine et du ménage de l'école bolchévique de Longjumeau. Régulièrement des émigrés s'installaient chez eux pour de brefs séjours. Lors du retour en Russie de son ex-mari Alexandre en octobre 1910, Inessa quitta l'appartement de la rue Reille et loua une chambre chez les Mazanov. Elle retourna chez eux entre décembre 1913 et mai 1914. Aline témoigne aussi qu'en 1912, après le départ de Lénine pour Cracovie, les bolcheviks louèrent une chambre rue Barrault, vraisemblablement encore chez les Mazanov, pour organiser les expéditions du journal le Sotsial-Demokrat.
Inessa et la dernière visite de Lénine à Paris.
En juillet 1912 Inessa part pour Cracovie pour rejoindre Lénine et y reste seulement deux jours, le temps de préparer son départ en Russie, où elle sera arrêtée au mois de septembre. Elle reste en prison jusqu'en mars 1913, lorsqu'elle sera libérée après le versement d'une caution par son ex-mari Alexandre. En l'attente de son procès elle s'enfuit, et retourne à Cracovie en août 1913. Quelques mois plus tard, à la mi-décembre, elle retourne à Paris et s'installe chez les Mazanov.
Inessa se rendait à Paris pour reprendre en main le Comité des Organisations Étrangères et la Section parisienne des bolcheviks, qui étaient pratiquement inopérants depuis le départ de Kamenev l'été précédent. Avec le temps, elle était devenue l'assistante multifonction de Lénine dans les situations complexes. En juillet 1914 elle fut envoyée à Bruxelles pour défendre les positions bolchéviques dans le débat sur la question russe au sein du Bureau Socialiste International. Après son départ pour Paris, Lénine ne lui écrivit pas moins d'une quarantaine de lettres contenant des instructions et des demandes de services.
À la mi-janvier 1914, Lénine se rend à Paris pour gagner des soutiens au sein du POSDR. Il arrive avec le futur député bolchevik (et déjà espion de l'Okhrana) Malinovski. Tous deux s'installent chez les Mazanov. Ils tiennent deux réunions de commémoration des événements de 1905 et une conférence à la Salle de la Société de Géographie sur la "Question nationale". La participation est au dessous des attentes de Lénine. Il se plaint auprès d'Inessa de l'inefficacité du travail de la section bolchévique de Paris.
Pour évoquer un souvenir plus personnel, c'est à cette époque qu'Inessa loue un piano. André Gretchnev-Tchernov, qui militait dans le groupe bolchevik de Paris, raconte que Lénine lui rendait parfois visite chez les Mazanov et qu' « Inessa se mettait au piano. [...] Vladimir Ilitch, appuyé contre le dos de son fauteuil l'écoutait en silence. Il goûtait surtout Beethoven, Chopin, Mozart, Bach, Schubert, Schumann, Berlioz et, parmi les Russes, Tchaïkovski et Moussorgski ». (Fréville, Lénine à Paris)
Pendant son séjour parisien, Inessa reprend en main, avec le concours de Nadejda Kroupskaïa à Cracovie, Ludmila Stal à Paris et d'un comité de rédaction basé à Saint-Pétersbourg, un projet qui lui tenait à cœur : lancer une publication bolchévique destinée aux femmes ouvrières révolutionnaires. Ce projet sera couronné de succès : malgré les résistances, voir le boycott des « hommes » du parti, la revue sera publiée entre mars et août 1914.
Inessa, en défense des femmes ouvrières.
Avant de rejoindre les bolcheviks en 1905, Inessa Armand s'était engagée dans des activités philanthropiques au sein de la "Société de Moscou pour Améliorer le Sort des Femmes" qu'elle avait contribué à créer en 1899 et dont elle devint présidente jusqu'en 1903. À cette époque elle avait déjà quitté son mari Alexandre pour vivre avec le jeune Vladimir, un sympathisant des bolcheviks qui lui faisait découvrir les écrits des sociaux-démocrates, en particulier le "Que faire ?" de Lénine. C'est alors que prit naissance son intérêt pour les causes sociales et révolutionnaires qui la rapprocha des bolcheviks. Toutefois son attachement à la cause des femmes ne s'affaiblit pas et prit une tournure décidément plus radicale et centrée sur les femmes ouvrières. Elle participa en 1908 au Congrès des Femmes à Pétersbourg, et en 1910 à la Conférence des Femmes Socialistes à Copenhague. C'est lors de ces réunions qu'elle appréhenda la conditions des femmes ouvrières comme étant soumises à une double exploitation, au travail et dans le foyer domestique.
Des projets de publications destinées aux femmes socialistes sont discutés avec Kroupskaïa et Ludmila Stal lors de son séjour parisien en 1910-1911. Plus tard, en 1912 à Moscou, elle rencontre la secrétaire du comité de rédaction de la Pravda. En 1913 à Cracovie elle rejoint à nouveau Lénine et Kroupskaïa et parle avec celle-ci et Zinaïdia Lilina, la femme de Zinoviev. Les résistances de la direction bolchévique à l'égard de tout projet concernant les femmes ouvrières étaient bien ancrées. Alexandra Kollontaï et Véra Zassoulitch, les premières femmes révolutionnaires à s'être intéressées au sujet, avaient essuyé les mêmes remontrances de la part de leurs camarades masculins. Inessa devait faire face aux mêmes difficultés. Finalement, après avoir surmonté les résistances, en commençant par celle de Lénine lui-même, et sans aucun appui financier du parti, un premier projet de journal social-démocrate destiné aux femmes ouvrières voit le jour à Pétersbourg en 1914. Cette publication, nommée "Rabonitsa", fut dotée de deux comités de rédaction, l'un à Pétersbourg et l'autre composé de militantes en exil, comprenant Armand, Kroupskaïa et Stal. Elle fut lancée lors de la Journée Mondiale des Femmes, le 8 mars. Au total, sept éditions furent publiées entre mars et août 1914. Mais Inessa avait entre temps perdu de l'intérêt pour ce projet, la rédaction russe ayant systématiquement refusé de publier ses articles. Mais son engagement aux côtés des femmes ouvrières continua malgré tout. Elle participa à la Conférence des Femmes Socialistes à Berne en mars 1915. En 1919-1920, elle s'attaqua au même sujet au sein du gouvernement russe en fondant "Zhenodtel", une organisation qui défendait les droits des femmes au sein du parti et des syndicats ; organisant la première Conférence Internationale des Femmes Communistes et créant la revue "Kommunitska". Peu de temps après, en Septembre 1920, elle succomba au choléra.
Les infiltrés de l'Okhrana : Malinovski
Un des cas les plus marquants d'infiltration par l'Okhrana au sein du mouvement révolutionnaire russe fut celui de Roman Malinovski, un serrurier et cambrioleur occasionnel, d'origine polonaise établi à Pétersbourg. Arrêté par la police suite à des cambriolages, il accepta de collaborer avec l'Okhrana pour espionner le parti social-démocrate russe qu'il avait quelque peu fréquenté auparavant. Il progressa efficacement dans la fraction bolchévique de l'organisation et, après une nouvelle arrestation en 1910, il devint un agent patenté et grassement rémunéré de l'Okhrana. Les bolcheviks, inconscients de son double jeu, le désignèrent comme candidat à la Douma où il fut élu en avril 1912.
« Pour les services rendus à l'Okhrana, Malinovski reçut jusqu'à 500 roubles par mois, somme tout à fait substantielle. En quatre ans, il rédigea plus de 80 dénonciations. En mai 1914, à la stupeur générale, Malinovski démissionna de son siège de député. Lénine crut à un coup de tête, à une crise nerveuse, et conserva cette opinion quand Malinovski vint le voir en Galicie autrichienne. En réalité, le nouveau chef de la police, Djounkovski, jugeait dangereuse la présence d'un agent provocateur à la Douma. Il craignait le scandale et c'est pour l'éviter qu'il ordonna à Malinovski de quitter son siège. »
En 1918 Malinovski rentra en Russie pour convaincre les bolcheviks de sa bonne fois, mais il fut condamné et exécuté sommairement.