Note historique
Les premiers mouvements révolutionnaires
Au milieu du XIXème siècle, la Russie était un pays sous-développé dont la structure sociale restait largement féodale. Son économie agricole et son secteur manufacturier demeuraient très modestes. Le tsar régnait sur un vaste empire plurinational, comprenant entre autres une partie de l'actuelle Pologne. Les paysans et les populations "autochtones" y subissaient discriminations et vexations. Après sa défaite dans la guerre de Crimée en 1860, et les jacqueries paysannes qui suivirent, le gouvernement tsariste se vit obligé d'abolir officiellement le servage. Mais dans les faits la condition des paysans ne connut pas de grands changements.
Dans ce contexte, les révoltes paysannes trouvaient un écho parmi de jeunes populistes issus de l'aristocratie, influencés par l'anarchisme, qui voyaient dans l'alliance avec la paysannerie et l'action individuelle contre l'État la seule stratégie pouvant changer vraiment cet état de faits. Protagonistes de ces mouvements, les "Narodniki" perpétrèrent des attentats en Russie même et à l'étranger contre les représentants du pouvoir tsariste. Ils assassinèrent en particulier le tsar Alexandre II en 1881. En 1887, un nouvel attentat contre son successeur, Alexandre III, dans lequel était impliqué Alexandre Oulianov, le frère de Lénine, fut déjoué par la police. À la suite de quoi le gouvernement tsariste durcit progressivement les mesures répressives contre les opposants.
Affaiblis par la répression, ne recevant pas l'appui des masses paysannes sur lequel ils comptaient, les Narodniki ne joueront plus un grand rôle dans le mouvement révolutionnaire russe. Cependant ils inspirent partiellement le parti socialiste-révolutionnaire, continuateur du populisme et de la foi dans le rôle révolutionnaire de l'ensemble de la paysannerie et dans le terrorisme politique comme méthode d'action. Mais s'inspirant de l'expérience des socialistes européens, les "SR" recherchent aussi l'appui des ouvriers des usines qui commencent à apparaître sur la scène sociale et politique. Dès lors, le débat politique se focalise sur la détermination de la nature de la révolution russe et du rôle du prolétariat.
D'autres courants s'inspirent directement du marxisme. Georgui Plekhanov — qui traduit les œuvres de Marx et Engels et exerce une grande influence sur le mouvement pendant deux décennies — et Pavel Axelrod en sont les principaux représentants. Ils se démarquent nettement des populistes et anarchistes russes et forment à Genève en 1883, avec Léon Deutsch et Véra Zassoulitch, le groupe "Libération du travail". Pour eux la Russie, pays rétrograde et essentiellement féodal, doit d'abord achever sa révolution bourgeoise ; c'est seulement lorsque le développement capitaliste sera suffisamment avancé qu'on pourra envisager la révolution socialiste. C'est d'ailleurs alors la position des principaux courants de la social-démocratie européenne, réunis au sein de la Deuxième Internationale. C'est aussi celle qu'aura la fraction menchévique jusqu'à la révolution d'Octobre.
Au XIXe siècle, la plupart des russes émigrent surtout en Allemagne, à Londres ou en Suisse. Le nombre de ceux qui choisissent la France est relativement limité. Les exilés politiques suivent un peu le même mouvement : c'est en Suisse que se trouve un nombre important d'opposants et qu'est imprimé le journal Narodnaïa Volia (La Volonté du Peuple). En 1890 l'Okhrana monte avec succès une opération qui finit par convaincre la police suisse de mettre un frein aux activités politiques de la communauté russe. La majorité des exilés politiques quitteront alors la Suisse pour la France, et tout particulièrement Paris. [Fischer 1997].
Les Narodniki fourniront ainsi les premiers contingents des immigrés politiques russes à Paris. Pour eux — du fait de la fascination de l'aristocratie russe pour la culture française et ses traditions politiques — la France est la destination idéale. Ils seront suivis par les émigrés juifs qui quitteront la Russie devant le renforcement des politiques antisémites et suite à l'attentat contre Alexandre III.
La police française les surveille discrètement. Les lieux de rencontre sont contrôlés et des rapports sont envoyés régulièrement à la préfecture, au Ministre de l'Intérieur et même au Président du Conseil. Un rapport d'avril 1887 indique que « presque tous les récents attentats de Russie ont été préparés ici à Paris ». Les nihilistes fréquentent la bibliothèque russe et le restaurant du 20 rue de la Glacière. Ils sont aussi signalés à la brasserie Mahler, rue Mahler, et chez un marchand de vin au 46 de la rue de l'Arbre sec ainsi qu'au siège d'une société polonaise au n° 35 de la même rue. "Ils n'ont aucun contact avec les socialistes et révolutionnaires français", note un rapport de juin 1887. Elie Roubanovitch, Ossip Zetkin — le mari de Clara Zetkin — sont les plus connus parmi les représentants de la mouvance nihiliste parisienne. Dans un rapport de police de 1890, on y inclut aussi Plekhanov et Rappoport. En mai 1890, suite à une opération des services secrets russes qui avaient placé en leur sein un agent provocateur nommé Abraham Landesen, quinze nihilistes russes sont arrêtés par la police française qui les accuse de détenir du matériel pour la fabrication de bombes. Quelques mois plus tard, en novembre 1890, pour venger l'arrestation de ses compagnons, un immigré polonais assassine à Paris-même le général Nikolay Dmitrievich Seliverstov, officier haut placé des services secrets tsaristes. Les autorités russes font pression pour que soit lancée une vague de répression, mais l'auteur de l'attentat réussit à fuir à l'étranger.
Naissance du parti social-démocrate de Russie- le POSDR (1898-1904)
Le processus embryonnaire d'industrialisation de la Russie, appuyé sur des capitaux étrangers et sous l'emprise de l'aristocratie, donne naissance à une classe ouvrière encore très minoritaire mais toutefois assez aguerrie. Les ouvriers, certainement mieux lotis que les paysans (d'où ils sont tous issus), vivent néanmoins dans des conditions d'exploitation extrêmes et n'ont rien à perdre. Vers la fin du XIXe siècle les ouvriers russes commencent à se mobiliser contre leurs conditions de vie et de travail. Une grève de masse est lancée à Saint-Pétersbourg en 1896.
En mars 1898, lors d'un congrès clandestin réuni à Minsk pour unifier les diverses organisations révolutionnaires — en l'absence de Vladimir Oulianov, futur Lénine, alors en exil en Sibérie — le Congrès réunit moins de 15 délégués, venant de trois organisations : le groupe de la Rabotchaïa Gazeta de Kiev, les Unions de Lutte pour la libération de la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg, de Moscou et d'Ekaterinoslav, et l'Union générale des travailleurs juifs, le "Bund", qui vient d'être créé en 1897. Le POSDR est fondé en opposition au populisme russe et aux courants révolutionnaires qui rejoindront ultérieurement le Parti socialiste-révolutionnaire (SR). Peu de temps après le congrès de Minsk, les neuf membres du Comité Central sont arrêtés, l'organisation est étouffée avant même d'avoir existé.
La relève vient des révolutionnaires émigrés : Plekhanov, Axelrod, Véra Zassoulitch et bientôt Lénine et Martov s'organisent depuis l'étranger pour reconstruire le parti. Au début de 1901 paraît à Stuttgart le premier numéro du journal l'Iskra. Il se donne pour but de « concourir au développement et à l'organisation politiques de la classe ouvrière ». Les militants de l'Iskra s'activent pour organiser le mouvement ouvrier naissant. Lénine définit sa vision des fondements théoriques et tactiques de l'action des sociaux-démocrates dans "Que faire ?", qu'il publie à Stuttgart en 1902. Le texte apparaît en polémique avec les "économistes", qui nient la possibilité de former un parti social-démocrate dans un pays arriéré comme la Russie. Dans la vision de Lénine, le mouvement ouvrier devra prendre en charge aussi les tâches de la révolution économique anti-tsariste que la bourgeoise n'est pas en mesure d'accomplir d'elle-même.
Au deuxième congrès du parti, réuni à Bruxelles, puis à Londres, en juillet-août 1903, se consomme une scission autour des questions d'organisation du parti. Les bolcheviks (Lénine, Plekhanov) prônent un parti soudé, composé d'une minorité de militants déterminés, des « révolutionnaires de profession », tandis que les mencheviks (Martov et Axelrod, rejoints par Trotsky) sont favorables à la formation d'un parti de masse avec des règles d'adhésion plus souples. Des représentants du Bund participent également au congrès, mais le quittent lorsque les deux fractions refusent au Bund une autonomie d'action au sein du parti.
La suite n'est pas favorable à Lénine. Plekhanov s'éloigne de lui, considérant que ses méthodes de direction sont trop rigides. Il se met à la tête du groupe des "conciliateurs". La querelle s'amplifie et Lénine se retrouve isolé au sein de la rédaction de l'Iskra dont il sera finalement exclu. Il réagit, organise avec Kroupskaïa le travail dans la clandestinité et la fraction bolchévique publie dès janvier 1905 son propre organe "Vpered !" (En avant !). Il obtient la convocation d'un troisième congrès qui se tiendra à Londres en 1905. En réalité il s'agit d'un congrès de la fraction bolchévique qui se rallie, non sans quelques oppositions, aux thèses de Lénine.
C'est dans l'émigration juive qu'apparaît la première organisation social-démocrate à Paris. Le Bund s'y serait implanté depuis 1900. La même année est créée une Société Ouvrière Culturelle et Socialiste ayant pour but de développer la culture et la science parmi les ouvriers juifs de Paris.
A l' été 1902, Lénine séjourne pendant trois semaines à Loguivy de la Mer, en Bretagne, invité avec sa mère, sa sœur et les trois enfants de celle-ci par un ami peintre russe, Léon Levenson, qui s'était établi à Paris et avait épousé Victorine Hellio, originaire du village.
Lénine, Trotsky et d'autres viennent régulièrement à Paris pour y donner des conférences, à l'Alcazar d'Italie ou à l'École Russe des Hautes Études Sociales, sur des thèmes liés au mouvement ouvrier et révolutionnaire russe. Lounatcharsky y habite en 1903 et 1904. Trotsky s'y établit aussi en septembre 1902 et y fait connaissance de sa future femme, Natalia Sedova, au cours d'une réunion de l'Iskra. En 1903 le couple déménage au n°46 de la rue Gassendi.
La Révolution de 1905 et l'unification du parti (1904-1906)
En Russie, le mouvement ouvrier a pris de l'ampleur. Les grèves et manifestations se sont intensifiées depuis 1903. Le 5 janvier 1905, le "dimanche rouge", voit la police tirer sur une foule de manifestants, faisant des centaines de morts et de blessés. Le mouvement de protestation culmine avec la grève générale insurrectionnelle d'octobre 1905 qui contraint le tsar à faire la promesse d'introduire une constitution libérale et un parlement, la Douma. En 1905 on enregistre aussi les premières apparitions de soviets (conseils) qui auront un rôle important dans le déroulement de la révolution d'Octobre. Trotsky joue un rôle de premier plan dans celui de Saint-Pétersbourg. Mais à partir de décembre 1905, le tsar se sentira suffisamment fort pour lancer une vague de répression. Plusieurs dirigeants sociaux-démocrates (parmi lesquels Trotsky) seront arrêtés. Le gouvernement parviendra à faire reculer le mouvement.
Dans ce contexte, les deux fractions du POSDR ont marché séparément. Les bolcheviks ont organisé un Congrès (le troisième) à Londres ; auquel les mencheviks ont opposé une conférence à Genève. En Russie même, ces derniers ont gagné des positions dans le mouvement ouvrier, au sein duquel les bolcheviks restent très minoritaires, bien qu'organisant une importante activité clandestine. Mais la base ouvrière, qui dans le même temps adhère massivement au parti, pousse les fractions à se réunifier. Le quatrième congrès, dit d'unification, se tient à Stockholm en avril 1906 en plein repli du mouvement révolutionnaire. Les deux fractions s'unifient bon gré mal gré. Le congrès approuve également l'admission du Bund et des représentants lettons et polonais.
Malgré l'unification les divergences persistent. La fraction bolchevique sera bientôt dirigée par un "centre", clandestin par rapport au parti. Elle aura une tribune avec le journal "Proletari" (Le Prolétaire), organe du soviet de Saint-Pétersbourg que dirige Zinoviev. Lénine est sorti minoritaire du congrès, mais la capacité d'organisation et le travail de la fraction bolchévique sont tels qu'au cinquième congrès, tenu à Londres en mai 1907, les rapports de forces seront renversés. Ce congrès élira au comité central Bogdanov, Rykov et Zinoviev, et introduira dans ses statuts le principe du "centralisme démocratique" : les décisions prises après une large discussion sont applicables de façon impérative, et la minorité doit toujours se soumettre aux décisions de la majorité. Pour garantir l'application des décisions et le contrôle démocratique du centre, on décide que les congrès auront lieu tous les ans et on instaure des conférences trimestrielles.
Le mouvement d'immigration vers la France connaît un bond spectaculaire entre 1900 et 1914. Dans cet intervalle, la présence des russes a plus que doublé, passant de 15 000 à 35 000 au recensement de 1911 [Selon Elwood (2011) la communauté russe à Paris compterait 80.000 personnes]. Même modeste comparativement à celle des autres pays européens (on compte près de 140 000 russes en Allemagne et environ 100 000 en Grande Bretagne vers 1910), cette présence témoigne d'un réel attrait pour la capitale française, puisque c'est là que viennent s'installer presque tous les nouveaux arrivants.
Paris est de loin la principale destination en France. La police n'y dénombre pas moins de 25.000 émigrés. Des cercles, bibliothèques, restaurants, écoles, syndicats et même une clinique russes y sont implantés.
Les débats politiques sont virulents. L'école des Hautes Études Sociales, formée par des professeurs immigrés en France, devient vite le champ de disputes entre étudiants sociaux-démocrates et socialistes-révolutionnaires. Après avoir risqué d'être fermée par les autorités françaises sous la pression de l'ambassade tsariste, les cours y seront suspendus en 1906 par le corps enseignant lui-même à cause des troubles politiques internes.
La police française suit sans trop d'intensité les agissements des groupes politiques russes : des rapports sur les réunions et organisations sont envoyés régulièrement au Ministère de l'Intérieur. Avec le temps, les policiers commencent à distinguer les différents courants politiques parmi ce qu'ils désignaient autrefois sous le terme indifférencié de "nihilistes".
Les fractions du POSDR durant la réaction stolypinienne (1907-1909)
En Russie, la répression se durcit. Les soviets sont démantelés par les arrestations. Le moral des ouvriers s'effondre, beaucoup de militants abandonnent leur activité. De plusieurs milliers à Moscou en 1907, ils ne sont plus que 500 à la fin de 1908, 150 à la fin de 1909 ; il n'y a plus d'organisation en 1910. Pour l'ensemble du pays, les effectifs passent de presque 100 000 à moins de 10 000. Dans ce qui reste du parti, d'ailleurs, les désaccords s'accentuent entre les fractions qui s'émiettent. Seule l'extrême décomposition générale empêche d'autres scissions formelles. Le désir de conciliation à tout prix naît de l'impuissance et semble prévaloir dans la décrépitude de toutes les fractions.
Chez les mencheviks se développe le courant des "liquidateurs". Selon ce regroupement, qui incluait Axelrod, Dan et Martov, l'action clandestine n'offrait pas de perspectives. Ils voulaient la limiter ou l'abandonner et rechercher avant tout l'alliance avec la bourgeoisie libérale pour gagner avec elle des positions parlementaires et limiter les dégâts. L'action révolutionnaire de 1905, à leurs yeux, n'avait pas été réaliste.
Au sein même du groupe bolchevik, tout le monde n'est pas d'accord sur la marche à suivre. Lénine, comme les mencheviks, est en faveur d'une participation aux élections de la Douma pour en faire une tribune de propagande du programme révolutionnaire. À la conférence de Kotka du POSDR, Lénine votera avec les mencheviks pour la participation à la Douma. Un groupe de partisans du boycott, animé par Bogdanov, Lounatcharsky, Gorky, Alexinski et Krassine, les "otzovistes", s'unit avec les "ultimatistes" qui refusent toute action légale. La conférence de Paris de décembre 1908 sera la dernière tentative d'unification du parti. En juin 1909 le conseil élargi du journal "Proletari", convoqué à Paris, décide finalement d'exclure des rangs des bolcheviks Bogdanov et les otzovistes.
Le pouvoir tsariste n'est pas en reste. La répression menée sans répit est accompagnée d'une action politique dont le but est de contrer une future alliance entre ouvriers et paysans. Le gouvernement dirigé par Piotr Stolypine fait approuver une réforme agraire qui vise à réduire le rôle des collectivités locales et à affaiblir la solidarité paysanne du mir (communauté paysanne) en mettant en valeur la propriété privée.
C'est la période de la deuxième grande vague d'émigration russe. Elle concerne cette fois essentiellement les dirigeants et simples militants sociaux-démocrates, socialistes-révolutionnaires ou anarchistes.
En décembre 1908 Lénine, Kroupskaïa et Zinoviev quittent Genève pour Paris. La capitale française devient le centre politique des bolcheviks. Kamenev et Lounatcharsky sont déjà sur place, Inessa Armand les rejoindra peu de temps après. Lénine retrouve son ami bien qu'adversaire politique Martov. Le cinquième congrès panrusse et d'autres réunions du POSDR y auront lieu. Le siège du Comité Central du parti y est installé et on y publie les journaux Proletari, Sotsial-Demokrat et Rabotchaïa Gazeta.
Les bolcheviks arrivent dans un milieu russe fortement ouvrier, contrairement à celui de la Suisse composé essentiellement d'étudiants. Depuis 1900, le nombre d'émigrés et de réfugiés politiques est en forte augmentation. La vie politique y est assez dynamique. Les courants politiques sociaux-démocrates, socialistes-révolutionnaires et anarchistes sont présents dans la capitale française. Les principaux ténors politiques russes donnent régulièrement des conférences très suivies (de 200 à 600 participants), souvent payantes, sur des sujets politiques liés à la Russie. Elles se tiennent dans différentes salles, telles que l'Alcazar d'Italie, la Salle des Sociétés Savantes, l'École des Hautes Études Sociales, ou dans les locaux de cercles ouvriers.
À Paris éclate le cas d'Arkadiy Harting (de son vrai nom Abraham Hackelman), le chef de l'Okhrana à Paris depuis 1905. En 1909 il est repéré par Vladimir Bourtzeff, un publiciste proche des SR, qui parvient à prouver que Landesen, condamné en France à cinq ans de prison en 1890, et Harding sont une seule et même personne. Le 6 juillet 1909, « L'Humanité » publie un article de Bourtzeff intitulé "Le règne des provocateurs […] M. Harting-Landesen, chef de la police russe à l'étranger et repris de justice". L'affaire est reprise par plusieurs journaux. Suite à une interpellation de Jean Jaurès, le Premier Ministre est obligé de se prononcer contre la présence d'espions russes à Paris.
L'Okhrana, formée en 1881 après l'attentat contre Alexandre II, avait choisi Paris comme base de ses opérations étrangères. Les Russes avaient beaucoup d'admiration pour les services homologues de la Sûreté Générale. Depuis 1885, la section parisienne de l'Okhrana occupait deux bureaux au sein du Consulat russe au 79 de la rue de Grenelle. Les rapports entre les deux polices se bornaient à une entente cordiale, mais sans coordination de leur action. Les responsables français voyaient simplement d'un bon œil la présence de leurs collègues russes, qui non seulement employaient des agents français à la retraite, mais aussi leur allégeaient la tâche en s'occupant de la surveillance de leurs propres ressortissants. Avant la guerre en particulier, cette aide était particulièrement appréciée. À son apogée le bureau parisien de l'Okhrana compta 70 enquêteurs et 30 autres agents à Paris et ailleurs en Europe. En 1908, une quarantaine d'agents de l'Okhrana avaient infiltré à différents niveaux les organisations politiques russes en Europe.
Scission du POSDR et reprise des luttes ouvrières (1910 - 1912)
De graves crises internes, assorties de problèmes de financement, continuent à déchirer le parti. L'action des groupes terroristes qui pratiquent des expropriations pour financer l'organisation, la répartition entre les différentes tendances de l'héritage de sympathisants mis à sa disposition... sont autant de points de disputes entre les fractions. Certaines d'entre elles, comme celle créée par Plekhanov, celle des conciliateurs de Rykov, ou le groupe de Trotsky — qui s'est évadé de déportation et a fondé à Vienne le journal "Pravda" (la Vérité, ou la Justice) — naissent dans le but de promouvoir l'unité du parti.
En janvier 1910 une réunion du Comité central se tient à Paris. Les conciliateurs ont gain de cause et obligent les bolcheviks à trouver un accord avec les mencheviks. Leurs journaux vont disparaître et le Sotsial-Demokrat, dirigé par Lénine et Zinoviev pour les bolcheviks et par Dan et Martov pour les mencheviks, devient le journal du parti, avec la participation de toutes les fractions majeures. À la rédaction de la Pravda participera Kamenev.
À l'été 1910, au congrès de Copenhague de la Deuxième Internationale, Lénine et le groupe de Plekhanov s'unissent et décident de publier un nouveau journal commun, "Rabotchaïa Gazeta", et d'autres publications clandestines. Mais l'armistice entre les principales fractions ne dure que peu de temps. Personne n'applique les décisions du Comité de janvier 1910. Les journaux continuent de paraître. Lénine organise entre mai et septembre 1911, à Longjumeau, une école destinée à former des cadres ouvriers russes. Elle vise à concurrencer celle créée par Bogdanov, Lounatcharsky et la fraction bolchevique réunie à Capri et à Bologne autour de la revue "Vpered !" (En Avant !).
Dans le parti on prépare la conférence de Prague qui est en réalité une réunion des bolcheviks élargie à quelques mencheviks. Les liquidateurs sont exclus du parti, l'accord avec Trotsky sur la Pravda annulé. Rabotchaïa Gazeta devient l'organe du Comité central. C'est à cette époque que Staline est coopté à la direction du parti. En avril 1912, les bolcheviks publient le premier numéro de leur quotidien légal la Pravda. Il sera interdit à plusieurs reprises et republié sous d'autres noms jusqu'en juillet 1914.
En Russie le mouvement ouvrier reprend de l'envergure. Dès 1910 les étudiants descendent dans les rues et des grèves se déclenchent. En avril 1912 la fusillade de la Léna laisse 150 morts sur le carreau et marque un nouveau tournant ; les grèves se multiplient.
Avec le transfert du CC du parti et de ses journaux à la fin de 1908, se forme à Paris un noyau de militants bolcheviks qui comprend, entre autres, Lénine, Zinoviev, Kamenev, Kroupskaïa, Semachko, Ludmila Stal et Inessa Armand.
Durant sa période parisienne, Lénine s'intéresse beaucoup à l'étude de la Commune de Paris. Il fréquente des bibliothèques : la Sorbonne, la BNF, Sainte-Geneviève, les bibliothèques russes, ainsi que le Musée Carnavalet. Il ne manque jamais de commémorer l'anniversaire de la Commune, soit par un article, soit en participant aux célébrations organisées au Mur des Fédérés.
Le mouvement ouvrier russe en France s'organise avec ses propres cercles, syndicats et écoles professionnelles. Peu de ces militants sont affiliés aux syndicats français ou participent à des réunions politiques locales. Il faut dire que les Russes sont très centrés sur la situation de leur propre pays et les perspectives révolutionnaires qu'elle offre. Même si les rapports avec les socialistes français ne sont pas continus et systématiques, la présence des uns et des autres est presque toujours assurée lors des réunions importantes des deux partis. Lénine s'efforce de maintenir des rapports cordiaux : en décembre 1911 il prend la parole lors des obsèques de Paul et Laura Lafargue avec un discours en français dont le texte avait été mis en forme par Inessa Armand.
Les mouvements socialistes français et la presse de gauche s'intéressent à la situation en Russie. La répression tsariste et la présence d'espions de l'Okhrana envoyés en France pour surveiller et provoquer les émigrés politiques font scandale. Des manifestations sont organisées à Paris et les députés socialistes se livrent à des interpellations au gouvernement de Clemenceau qui s'exprime officiellement contre la présence d'agents russes à Paris.
La guerre se prépare, on intensifie l'action du parti (1912 - 1914)
Les débats internes provoquent d'autres ruptures Plekhanov rompt avec les bolcheviks, tandis que les sociaux-démocrates polonais, dont la dirigeante est Rosa Luxembourg, quittent le parti en polémique avec Lénine et demandent une intervention de l'Internationale. Lors d'une réunion à Paris en mars 1912, Trotsky signe avec les représentants d'autres groupes du POSDR une résolution, envoyée ensuite à l'Internationale, pour protester contre la conférence de Prague. Par la suite il essaye, sans succès, de rassembler à Vienne les opposants à Lénine, le "bloc d'août", pour tenter une unification.
À la fin de juin 1912, Lénine quitte Paris pour Cracovie afin de se rapprocher de la Russie et de diriger plus directement l'action du parti clandestin. Le parti bolchevik gagne des positions en Russie. Les élections de la 4e Douma lui sont favorables, avec 40.000 voix. La Pravda est amplement diffusée (bien plus que l'organe menchevik) et des dirigeants bolcheviks sont élus dans des syndicats et d'autres organisations ouvrières [Edwood]. Mais il n'en néglige pas pour autant les polémiques internes au POSDR qui deviennent de plus en plus violentes. Le Bureau de l'Internationale poursuit son action de médiation et organise finalement une "conférence d'unification" en juillet 1914. Lénine, qui préparait de son côté le Quatrième congrès — il aurait dû avoir lieu en août — y envoya Inessa Armand en tant que représentante de la fraction bolchévique. Cette conférence donnera comme seul résultat de proposer l'organisation d'un congrès d'unification qui n'aura pas lieu non plus à cause du déclenchement de la guerre.
En Russie la répression continue. Grâce à l'action des infiltrés, en particulier celle de Roman Malinovski — qui était le porte-parole les bolcheviks à la Douma — on arrête les directeurs de la Pravda : Sverdov et Staline.
En Europe, les tensions montent. La guerre des Balkans est le signe prémonitoire d'une conflagration bien plus ample. Le problème de l'attitude à adopter en cas de conflit se pose aux partis socialistes. Au congrès de l'Internationale qui se tient à Bâle les 24 et 25 novembre 1912, les délégués allemands (sauf Liebknecht) se prononcent contre la grève générale en cas de conflit armé. L'Internationale finit par approuver un document appelant à l'insurrection en cas de guerre. Mais lorsque s'annonce la guerre en juillet 1914, tous les grands partis de l'Internationale Socialiste, ainsi que parmi les Russes Plekhanov et Alexinski, se rallient à leurs gouvernements pour la défense de la patrie. L'échec de l'Internationale est total.
Inessa Armand retourne à Paris en décembre 1913. Avec Kroupskaïa à Cracovie, Ludmila Stal à Paris et d'autres femmes bolchéviques en Russie, elle travaille à une publication destinée aux femmes ouvrières russes, "Rabotnitsa". Le journal, autorisé en Russie, est publié pour la première fois à Saint-Pétersbourg le 8 Mars 1914, à l'occasion de la Journée Mondiale de la Femme. Il sera suivi de six autres numéros. Lénine lui demande aussi d'aider les organisations locales des bolcheviks : notamment le Comité des organisations Étrangères du POSDR qu'elle ravive — il comptait plus de 90 membres en juillet 1914 [Edwood] — et lui facilite l'accès à des fonds.
La guerre éclate et la Deuxième Internationale aussi (1914 - 1916)
La guerre de 1914 va diviser les sociaux-démocrates selon des lignes de fracture nouvelles. Les grands partis de la Deuxième Internationale, socialistes français et sociaux-démocrates allemands — à l'exception du petit groupe internationaliste de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht — participent à l'union sacrée. Chacun dans son pays soutient la défense nationale, subordonne la lutte pour le socialisme et même toute lutte ouvrière immédiate à la nécessité de vaincre préalablement par les armes le militarisme et l'impérialisme d'en face.
Les Russes, bolcheviks et mencheviks, ne voteront pas les crédits militaires. Mais Plekhanov, lui, se rallie aux défenseurs de la nation. Lénine, réfugié en Suisse, dénonce la faillite de la Deuxième Internationale et tente avec d'autres groupements de relancer l'action internationale d'opposition à la guerre. Les bolcheviks sont favorables à la défaite de leur propre pays et à la transformation de la guerre en révolution. Martov est contre la guerre aussi et demande une paix démocratique sans annexions. Mencheviks internationalistes de Martov et amis de Trotsky vont se retrouver avec d'anciens bolcheviks dans la mouvance de Natche Slovo, le quotidien en langue russe de Paris que dirige Antonov-Ovseenko.
La création d'une nouvelle Internationale est envisagée. Trotsky est pour, Martov hésite. Les deux dirigeants se séparent tandis que Trotsky se rapproche des positions bolchéviques. En septembre 1914, trente-huit délégués de douze pays, belligérants compris, se réunissent en Suisse, à Zimmerwald. Lénine y défend le point de vue défaitiste, la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et la construction d'une nouvelle Internationale. La majorité, plus pacifiste que révolutionnaire, ne le suit pas. Un manifeste rédigé par Trotsky, appelant les travailleurs à lutter pour mettre fin à la guerre, est cependant adopté à l'unanimité.
Dans les groupes d'émigrés russes en France il y eut aussi des fractures : à Paris plusieurs comités d'enrôlement sont organisés par les Russes — dont deux réservés aux Juifs russes. Les adhésions sont nombreuses : quelque 2 à 3000 émigrés russes, dont plusieurs sociaux-démocrates, mencheviks ou bolcheviks, bundistes et socialistes-révolutionnaires adhèrent au bataillon russe de l'armée française. Les militants bolcheviks de Paris organisent une réunion les 2 et 3 août 1914 à laquelle, sur 94 présents, 11 se déclarent pour une participation active à la guerre.
À Paris est établi le Comité des Organisations Bolchéviques à l'Étranger, dont l'efficacité et la fidélité à la ligne du parti après le départ d'Inessa Armand étaient mises en doute par Lénine. Ce dernier obtient finalement son transfert en Suisse lors de la conférence de Berne, en mars 1915.
De leur côté les mencheviks et d'autres courants résidant à Paris s'organisent autour de la revue "Golos" (La Voix) du groupe de Martov-Axelrod. Selon Kroupskaïa, la ligne antimilitariste du journal est appréciée par Lénine. Trotsky revient à Paris en novembre 1914 et collabore à Golos puis, après l'interdiction de celui-ci par la police française en janvier 1915, à "Natche Slovo", qui paraîtra jusqu'en octobre 1916. En 1915, Martov rompt avec le groupe de Natche Slovo et quitte Paris pour Zürich ; mais il reste dans le camp des opposants à la guerre, contrairement à d'autres mencheviks devenus "défensistes”. Trotsky essaye en vain de mobiliser la SFIO contre la guerre.
Les socialistes français ont voté les crédits de guerre. Seule une minorité, appuyée sur le puissant syndicat de la métallurgie semble vouloir se démarquer. Des réunions auront lieu entre le groupe de Natche Slovo et des représentants socialistes autour de la participation à la conférence de Zimmerwald. Toutefois aucun engagement d'opposition ferme à la guerre ne sera pris par les socialistes français lors de cette réunion. Trotsky ne se décourage pas. Les réunions se poursuivirent jusqu'à l'été 1916, quand les représentants de la majorité de la SFIO protestèrent et obtinrent finalement que le gouvernement interdise en septembre 1916 Natche Slovo et expulse Trotsky quelques semaine plus tard.
La révolution en Russie
La situation en Russie est très précaire. L'organisation est décimée par les arrestations et le départ des ouvriers pour la guerre. Certains sociaux-démocrates se rallient à la cause nationale. Les liens avec les dirigeants de l'émigration sont presque interrompus. Ce n'est qu'en 1916 que Lénine et les bolcheviks parviennent à renouer des contacts avec la structure clandestine en Russie. Des journaux paraissent illégalement.
Le mouvement ouvrier reprend de l'élan en 1916. La situation économique, militaire et politique de la Russie se détériore fortement. La faim s'installe ; les troupes sont démoralisées. Des grèves massives éclatent en février 1917. L'insurrection ouvrière se conjugue avec la révolte des soldats. Le gouvernement tombe, le tsar abdique, un gouvernement provisoire est formé par des députés libéraux.
L'action des soviets, en particulier celui de Saint-Pétersbourg, affaiblit le pouvoir du gouvernement. Mencheviks et SR (Socialistes-Révolutionnaires) sont très actifs. Ils sont opposés à une prise du pouvoir par les socialistes et poussent à ce que la bourgeoisie prenne le pouvoir et organise une paix démocratique. Même du coté bolchevik il y a des hésitations. Lénine rentre en avril 1917 et, non sans difficultés, réoriente le parti vers un programme de prise du pouvoir. Trotsky se reconnaît alors dans les thèses défendues par Lénine.
En juillet, des manifestations armées sont réprimées par le deuxième Gouvernement provisoire auquel participent les mencheviks. Le Sixième Congrès du parti, qui se tient à Saint-Pétersbourg à la fin de juillet, réunit différentes composantes du POSDR et confirme les thèses de Lénine.
Les journées de juillet marquent un tournant important. C'est contre l'opinion des dirigeants bolcheviks que les ouvriers de Saint-Pétersbourg ont déclenché les manifestations armées que le parti jugeait prématurées. Mais l'influence de ses militants a évité le pire et permis une retraite ordonnée. Les manifestations n'ont pas viré à l'insurrection ; ce qui aurait provoqué l'isolement la "Commune" de Saint-Pétersbourg. Pourtant, le gouvernement exploite la situation et frappe durement les bolcheviks. Les locaux du parti sont un peu partout envahis et saccagés, sa presse est interdite, les arrestations se succèdent. Les bolcheviks ne seront pas surpris : ils ont des locaux, du matériel, une habitude des conditions de fonctionnement clandestin. La Pravda disparaît mais elle est remplacée par une multitude de feuilles clandestines ; bientôt par un journal "légal" qui a changé de titre.
Les ministres bourgeois ont déclenché une crise ministérielle. Le 23 juillet, le "travailliste" Kerenski, un compagnon de route des SR, forme un nouveau gouvernement provisoire dans lequel les ministres "socialistes" sont en majorité. Il s'agit pour lui de consolider le régime et de maintenir l'effort de guerre. Les socialistes des pays alliés arrivent en renfort pour donner la caution des Occidentaux à l'effort patriotique russe.
Le gouvernement s'appuie sur le général Kornilov pour restaurer l'ordre, mais celui-ci tente un coup d'état qui échoue lorsque les soldats se mutinent et les ouvriers refusent de transporter ses troupes vers la capitale. L'insurrection reprend. Les dirigeant bolcheviks emprisonnés sont libérés par les marins de Cronstadt. Dans les rangs bolcheviks on hésite encore sur l'opportunité de saisir le pouvoir. Lénine depuis son exil en Finlande se bat avec force et obtient finalement l'accord du comité central. À la veille de l'insurrection, au sein du Comité central, Kamenev et Zinoviev s'opposent au déclenchement mais sont isolés par Lénine et Trotsky. La pression des masses devient de plus en plus forte et finalement l'insurrection se révèle victorieuse. Le parti bolchevik est à sa tête.