Trotsky milite contre la guerre (1914-1916)
Trotsky avait été obligé de quitter Vienne pour la Suisse à l'automne 1914. En novembre il partit en éclaireur pour Paris :
« Le 19 novembre 1914, je franchissais la frontière française, en qualité de correspondant de guerre de la Kievskaïa Mysl (La pensée de Kiev, un journal libéral). J'avais accepté l'invite de ce journal d'autant plus volontiers que cette mission me donnait la possibilité de voir de plus près la guerre.
Paris était triste ; les rues, à la tombée de la nuit, étaient plongées dans les ténèbres. Des zeppelins venaient l'attaquer. Quand les armées allemandes furent repoussées, après la bataille de la Marne, la guerre devint de plus en plus exigeante et implacable. Dans le chaos sans bornes qui dévorait l'Europe, tandis que se taisaient les masses ouvrières, trompées et trahies par la social-démocratie, les machines à exterminer fonctionnaient automatiquement. La civilisation capitaliste arrivait à l'absurde en essayant de percer le crâne épais de l'humanité. » [Ma vie]
À Paris, Trotsky retrouve Martov, qui s'était également rangé du côté des internationalistes contre la guerre mais s'efforçait en même temps de garder des contacts avec les mencheviks alliés avec le gouvernement russe. Plekhanov, Véra Zassoulitch et Alexinski s'étaient prononcés en faveur du vote pour les crédits militaires pour défendre la nation. D'autres, comme Potresov, n'appuyaient pas le gouvernement mais ne voulaient pas non plus boycotter ses efforts de guerre. Même dans les milieux russes de Paris il y eut au début une vague de sympathie pour la France, alliée du tsar, et un certain nombre de militants, y compris des bolcheviks ou de simples émigrés, s'engagèrent dans des bataillons étrangers. Le désarroi était grand dans les rangs des révolutionnaires : le revirement de la puissante social-démocratie allemande, qui avait toujours été présentée comme un exemple par les autres partis de l'Internationale, avait semé une grande confusion.
Trotsky commença à collaborer avec le quotidien menchevik "Golos" (La Voix), dirigé par Martov et amplement diffusé dans la communauté russe de Paris. Le quotidien, auquel contribuaient aussi Manouilski, Lozovsky, Ouritsky, Tchitcherine et Antonov-Ovseenko, était sur des positions menchéviques internationalistes et fut suspendu par les autorités françaises en janvier 1915. Il fut rapidement remplacé par "Natche Slovo" (Notre Parole), avec les mêmes rédaction et orientation ; puis par "Natchalo" (Le commencement). En 1915 il y eut désaccord avec Martov à cause de son alliance avec les mencheviks du groupe de Plekhanov. Trotsky fréquentait aussi la minorité des socialistes français rassemblés autour de la revue d'Alfred Rosmer et Pierre Monatte, "La vie ouvrière".
« Nous nous rencontrions une fois par semaine quai de Jemmapes. Parfois nous nous retrouvions plus nombreux à la Grange-aux-Belles, échangeant entre nous des secrets de coulisses sur la guerre et les travaux de la diplomatie, critiquant le socialisme officiel, cherchant à déceler les symptômes d'un réveil socialiste, persuadant les hésitants, préparant l'avenir. »
Témoignage de Rosmer: Pendant tout ce temps, selon Rosmer, « la vie parisienne de Trotsky était désormais bien réglée. Le matin il lisait les journaux. Journaliste aimant, comme il l'a raconté dans son autobiographie, sentir l'odeur de l'encre d'imprimerie, des épreuves encore humides, il s'était facilement adapté parmi la presse parisienne, si différente cependant de celle à laquelle il était accoutumé à Vienne. […]
Vers onze heures il quittait la maison pour se rendre à l'imprimerie de Natche Slovo où les rédacteurs se retrouvaient pour la discussion et la préparation du journal. Par leurs liaisons avec les camarades émigrés en Suisse, en Angleterre, en Scandinavie, en Amérique, ils pouvaient rassembler en ces temps de disette une information exceptionnelle qui leur permettait de mieux comprendre et d'interpréter plus exactement les événements de chaque jour ; les commentaires s'accompagnaient de discussions et d'études importantes que le censeur traitait avec un certain respect, estimant sans doute que ce journal, confiné à un petit cercle d'émigrés était sans danger pour le moral des Français. L'après-midi et le soir, Trotsky écrivait ou participait à des débats qu'organisaient les divers groupements russes ; il excellait à animer ces réunions. Mais il trouvait toujours le temps de s'occuper des travaux scolaires des deux garçons qui, ayant eu à peine le temps de se mettre au français, fréquentaient une école russe du boulevard Blanqui. »
Sa famille l'avait rejoint en mai 1915. Ils s'installèrent à Paris jusqu'à l'été 1915. Alfred Rosmer évoque aussi cette pension : « La pension de la rue de l'Amiral-Mouchez était un très simple immeuble de deux étages ; les pensionnaires n'étaient guère qu'une douzaine ; l'homme et la femme qui la dirigeaient étaient une rare exception parmi les habituels mercantis ; ils devinrent des amis, surtout des deux garçons ; on continua de se fréquenter quand la famille eut trouvé un logement. »
À la mi-juillet ils s'installèrent à Sèvres, dans une maison mise à leur disposition par un ami peintre italien, René Parece. En septembre ils revinrent à Paris et louèrent un appartement près de la place d'Italie, au 27 de la rue Oudry.
Zimmerwald
Le groupe de Natche Slovo participa activement à l'organisation de la conférence de Zimmerwald, la première réunion des groupes adhérant à l'Internationale contre la guerre. L'objectif était de rallier les opposants à la ligne défensiste de la Deuxième internationale et de jeter les bases pour la création d'une nouvelle organisation révolutionnaire.
La conférence de Zimmerwald donna une forte impulsion au mouvement qui se développait contre la guerre en différents pays. En Allemagne, les spartakistes étendirent plus largement leur action. En France se constitua un comité pour la reprise des relations internationales. La partie ouvrière de la colonie russe, à Paris, se resserra autour de Natche Slovo, le soutenant de toute sa vigueur, à travers les difficultés financières et bien d'autres embarras. Martov qui, dans la première période, avait été un collaborateur zélé, quitta le journal. Les dissentiments d'importance secondaire qui me séparaient encore de Lénine à Zimmerwald allaient s'effacer en quelques mois. (Trotsky, Ma vie)
Après Zimmerwald se forma à Paris le Comité pour la Reprise des Relations Internationales. Le CRRI, qui comprenait des dirigeants socialistes comme Merrheim et Bourderon, fut le cœur de l'opposition ouvrière à la guerre. En 1919, le Comité se transforma en Comité pour l'adhésion à la Troisième Internationale. Trotsky participa activement aux travaux du CRRI, mais sa position intransigeante contre la guerre ne faisait pas l'unanimité dans le groupe. Inessa Armand participa aussi à des réunions du CRRI en 1915-1916 pour porter la ligne des bolcheviks.
L'expulsion
La présence de Trotsky et d'autres révolutionnaires russes devenait de plus en plus embarrassante pour le gouvernement français, allié de l'empire tsariste dans la guerre. Après quelques signes indirects d'insatisfaction, le gouvernement, au sein duquel figurait, en tant que Ministre des Affaires Étrangères, une figure légendaire du socialisme français, Jules Guesde, prit des mesures contre Trotsky.Vers la fin du mois d'octobre 1916, il fut expulsé du territoire français en direction de l'Espagne. Il ne resta dans la péninsule ibérique que très peu de temps. Rejoint par sa famille, il fut expulsé vers les États Unis. En 1917 il retourna en Russie et rallia essentiellement les positions bolchéviques dans la révolution, pour devenir ensuite le chef de l'Armée rouge en 1918.
Le J'accuse à Guesde : Juste avant de quitter la France Trotsky adressa un « j'accuse » à Jules Guesde :
« Descendez, Jules Guesde, de votre automobile militaire, sortez de la cage où l'État capitaliste vous a enfermé, et regardez un peu autour de vous. Peut-être le destin aura-t-il une dernière fois pitié de votre triste vieillesse et pourrez-vous percevoir le bruit sourd des événements qui s'approchent. Nous les attendons, nous les appelons, nous les préparons. Le sort de la France serait trop affreux si le calvaire de ses masses ouvrières ne conduisait pas à une grande revanche, notre revanche, où il n'y aura pas de place pour vous, Jules Guesde, ni pour les vôtres.
« Expulsé par vous, je quitte la France avec une foi profonde dans notre triomphe. Par dessus votre tête, j'envoie un salut fraternel au prolétariat français qui s'éveille aux grands destins. Sans vous et contre vous, vive la France socialiste !