La pension Lepître
La pension Lepître, 37 et 39 rue de Turenne (ancien 9 et 11 rue Saint-Louis-au-Marais) accueille Balzac en janvier 1815. Jacques-François Lepître est royaliste, gros et boiteux. Il ressemble à Louis XVIII. À cette époque, Honoré est au contraire, comme ses camarades, très impressionné par Napoléon et ce n'est que plus tard qu'il deviendra légitimiste. Lepître a participé, avec le chevalier Reinier de Jarjayes, beau-père de Mme de Berny, à un complot destiné à libérer la reine Marie-Antoinette de sa prison du Temple (Le Musée Carnavalet qui n'est pas loin présente au dernier étage des objets liés à l'emprisonnement de la famille royale au Temple), mais son indécision a fait échouer l'opération. Au moment où la royauté revient en France, ce haut fait le met en valeur aux yeux de beaucoup de monde, dont le père d'Honoré, qui place ici son fils en signe de ralliement au nouveau régime.
Dans Le Lys dans la Vallée, Félix de Vandenesse est également élève de la pension Lepître. « Les douleurs que j'avais éprouvées en famille, à l'école, au collège, je les retrouvai sous une nouvelle forme pendant mon séjour à la pension Lepître. Mon père ne m'avait point donné d'argent. Quand mes parents savaient que je pouvais être nourri, vêtu, gorgé de latin, bourré de grec, tout était résolu. Durant le cours de ma vie collégiale, j'ai connu mille camarades environ, et n'ai rencontré chez aucun l'exemple d'une pareille indifférence. Attaché fanatiquement aux Bourbons, monsieur Lepître avait eu des relations avec mon père à l'époque où des royalistes dévoués essayèrent d'enlever au Temple la reine Marie-Antoinette ; ils avaient renouvelé connaissance ; monsieur Lepître se crut donc obligé de réparer l'oubli de mon père, mais la somme qu'il me donna mensuellement fut médiocre, car il ignorait les intentions de ma famille. La pension était installée à l'ancien hôtel Joyeuse, où, comme dans toutes les anciennes demeures seigneuriales, il se trouvait une loge de suisse. Pendant la récréation qui précédait l'heure où le ''gâcheux'' nous conduisait au lycée Charlemagne, les camarades opulents allaient déjeuner chez notre portier, nommé Doisy. Monsieur Lepître ignorait ou souffrait le commerce de Doisy, véritable contrebandier que les élèves avaient intérêt à choyer : il était le secret chaperon de nos écarts, le confident des rentrées tardives, notre intermédiaire entre les loueurs de livres défendus. Déjeuner avec une tasse de café au lait était un goût aristocratique, expliqué par le prix excessif auquel montèrent les denrées coloniales sous Napoléon. »
À la pension Lepître, Honoré vit les Cent-jours du retour puis de l'exil définitif de Napoléon. Par son père, il a été élevé dans le culte de l'empereur. Celui-ci a quitté l'île d'Elbe et arrive en France le 1er mars 1815. Il est à Paris le 20. Louis XVIII est chassé des Tuileries. Le 18 juin à Waterloo, l'empereur est défait par les armées coalisées. Fin juin, il abdique une seconde et dernière fois, et Louis XVIII revient au pouvoir.
À la fin de l'été 1815, Jacques-François Lepître met un peu d'ordre dans sa pension et en chasse les élèves bonapartistes (c'est mauvais pour la réputation de l'établissement...), dont Honoré, qui retourne alors 5 rue de Thorigny.
Ayant vécu l'essentiel de sa jeunesse séparé de ses parents et de ses frère et sœurs, Balzac écrira dans Anatomie des corps enseignants : « La souffrance doit être la substance même de toute éducation. Ce qui est vraiment grand : le talent, la bonté, le don de vue, le sentiment profond, exigent des souffrances pour être développés » (XII, 842). Dans La Peau de chagrin, l'écrivain déclare par la bouche de Raphaël de Valentin : « L'ordre des choses que je considérais jadis comme un malheur a peut-être engendré les belles facultés dont plus tard je me suis enorgueilli. La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l'amour de la lecture qui, depuis l'âge de sept ans jusqu'à mon entrée dans le monde, ont constamment occupé ma vie, ne m'auraient-ils pas doué de la facile puissance avec laquelle, s'il faut vous en croire, je sais rendre mes idées et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L'abandon auquel j'étais condamné, l'habitude de refouler mes sentiments et de vivre dans mon cœur ne m'ont-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer ? En ne se perdant pas au service des irritations mondaines qui rapetissent la plus belle âme et la réduisent à l'état de guenille, ma sensibilité ne s'est-elle pas concentrée pour devenir l'organe perfectionné d'une volonté plus haute que le vouloir de la passion ? Méconnu par les femmes, je me souviens de les avoir observées avec la sagacité de l'amour dédaigné. »