L'éditeur de la rue Saint-Jacques
Près du carrefour de la rue des Écoles avec la rue Saint-Jacques, se tenait (rue Saint-Jacques) la librairie Duchesne qui fut l’éditeur de Rousseau pour son ouvrage Émile ou de l’éducation (mai 1762 ; une autre édition sortira en même temps à La Haye chez Néaulme). Cette maison d’édition publiera aussi le Dictionnaire de musique de Rousseau en novembre 1767. Mais revenons à l’Émile. Cet ouvrage fut à l’origine de son départ de Montmorency et de France, puisqu’il fut censuré et qu’un décret de prise de corps fut assigné à son auteur. Le motif de cet arrêt de justice visait plus particulièrement la quatrième partie de son ouvrage, la Profession de foi du vicaire savoyard. Cette profession de foi n’avait rien de catholique. Elle remettait en cause l’Église et son dogme, même si le Christ était montré en exemple. Mais il ne pouvait être le Sauveur attendu, étant donné que Rousseau ne croyait pas au péché originel. Pour lui, l’homme naît bon et c’est la société qui le corrompt, donc nul besoin d’un sauveur: «Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. Il force une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons; il mutile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres; il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homme; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin. Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être façonnée à demi. Dans l'état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l'autorité, la nécessité, l'exemple, toutes les institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à la place. Elle y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d'un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant dans tous les sens. C'est à toi que je m'adresse, tendre et prévoyante mère, qui sus t'écarter de la grande route, et garantir l'arbrisseau naissant du choc des opinions humaines! Cultive, arrose la jeune plante avant qu'elle meure: ses fruits feront un jour tes délices.»
Pour préserver la bonté originelle de l’enfant, il faut l’éloigner de la société des hommes. En attaquant de cette façon la société, on comprend bien pourquoi ce livre généra un tel émoi. L’édition du livre ne fut d’ailleurs pas de tout repos, elle annonçait les batailles futures. Rousseau, impatient, ne voyant rien venir, et sachant que son ouvrage risquait de faire scandale, crut à un complot manigancé contre lui par les jésuites et son éditeur ! Après plusieurs semaines d’angoisse, il réalise que ce complot est en fait le fruit de son imagination déréglée. Confus, il écrit le 23 décembre 1761 à M. de Malesherbes qui l’avait soutenu dans cette épreuve : « Depuis plus de six semaines ma conduite et mes lettres ne sont qu’un tissu d’iniquités, de folies, d’impertinences. […] Vous avez enduré, tout fait pour calmer mon délire; et cet excès d’indulgence, qui pouvait le prolonger, est en effet ce qui l’a détruit. J’ouvre en frémissant les yeux sur moi, et je me vois tout aussi méprisable que je le suis devenu. Devenu ! non; l'homme qui porta cinquante ans le cœur que je sens renaître en moi, n'est point celui qui peut s'oublier au point que je viens de faire : on ne demande point pardon à mon âge, parce qu'on n'en mérite plus; mais, Monsieur, je ne prends aucun intérêt à celui qui vient d'usurper et déshonorer mon nom. Je l'abandonne à votre juste indignation, mais il est mort pour ne plus renaître : daignez rendre votre estime à celui qui vous écrit maintenant […] »
A cette lettre, M. de Malesherbes lui répondra que cette affaire a pris une telle ampleur en raison de sa mélancolie sombre, et de « cette bile noire qui le consume ». Rousseau qui ne se reconnut point dans ce portrait, fut conforté dans son idée d’écrire un jour ses Confessions, afin, notamment de révéler au monde son vrai visage…
En décembre 1765, lors de son escale parisienne qui dura un peu moins de trois semaines, il logea chez la veuve Duchesne (son mari venant de mourir en 1765) quelques jours avant d’être hébergé au Temple par le prince de Conti (où il bénéficie de l’impunité juridique, le Temple ayant une juridiction indépendante du Royaume de France ; ce qui le prévaut d’une éventuelle prise de corps qui pèse sur lui depuis l’interdiction de son Émile): «Vous pouvez m’écrire ouvertement chez madame Duchesne où je suis toujours. Cependant j’apprends à l’instant que M. le prince de Conti a eu la bonté de me faire préparer un logement au Temple, et qu’il désire que je l’aille occuper. Je ne pourrai guère me dispenser d’accepter cet honneur[…]», écrit-il à M. d’Ivernois (un ami Genevois), le 18 décembre 1765.
En remontant la rue Saint-Jacques, on arrive au lycée Louis le Grand, fondé par les Jésuites en 1564. A l’époque de Rousseau, il portait encore son nom d’origine, le Collège de Clermont, un nom qu’il gardera jusqu’en 1849.
Dès son arrivée à Paris en août 1742, Rousseau est venu à plusieurs reprises ici pour rencontrer le père Castel, un jésuite qui est logé au Collège et dont on lui a donné l’adresse. C’est ce père, un mathématicien reconnu et l’inventeur d’un clavecin oculaire (dont les sons sont rendus visibles), qui l’introduisit auprès de la baronne de Besenval, évoquée au début de la promenade. Les femmes parisiennes, pour le père Castel, étaient la clef du succès : « On ne fait rien dans Paris, que par les femmes, lui dit-il. Ce sont des courbes dont les sages sont les asymptotes; ils s’en approchent sans cesse, mais ils n’y touchent jamais. »
Connaissant le père Castel, Rousseau a dû assister à des conférences données par des jésuites au Collège de Clermont, en 1742/1743. Après l’intermède vénitien, Rousseau fait sa dernière visite au père à l’automne 1744, et par la même occasion au Collège de Clermont : Le P. Castel me reçu mieux [que Mme Besenval – voir au début de la promenade]; mais à travers le patelinage jésuitique, je le vis suivre assez fidèlement une des grandes maximes de la Société, qui est d'immoler toujours le plus faible au plus puissant. Le vif sentiment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle ne me laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de voir le P. Castel, et par là d'aller aux Jésuites, où je ne connaissais que lui seul. D'ailleurs, l'esprit tyrannique et intrigant de ses confrères, si différent de la bonhomie du bon P. Hemet [rencontré aux Charmettes], me donnait tant d'éloignement pour leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce temps-là, si ce n'est le P. Berthier, que je vis deux ou trois fois chez M. Dupin, avec lequel il travaillait de toute sa force à la réfutation de Montesquieu. »
Avant de quitter la rue Saint-Jacques, signalons que dans sa partie haute (du côté du Val de Grâce), habitaient Thérèse et ses parents, au moment où elle fit connaissance avec Rousseau. C’est ce dernier qui nous en informe dans ses Confessions : « avec huit à neuf cents francs par an que j’eus les deux premières années [1746 et 1747], à peine avais-je de quoi fournir à mes premiers besoins, forcé de me loger à leur voisinage, en chambre garnie, dans un quartier assez cher, et payant un autre loyer à l’extrémité de Paris, tout en haut de la rue Saint-Jacques, où, quelques temps qu’il fît, j’allais souper presque tous les soirs ». Un peu avant ce passage, Rousseau nous dit qu’en se liant avec Thérèse il doit assumer la charge de sa famille : « Le temps s'écoulait et l'argent avec lui. Nous étions deux, même quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car, quoique Thérèse fût d'un désintéressement qui a peu d'exemples, sa mère n'était pas comme elle. Sitôt qu'elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille pour en partager le fruit. Sœurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aînée, mariée au directeur des carrosses d'Angers. Tout ce que je faisais pour Thérèse était détourné par sa mère en faveur de ces affamés. Comme je n'avais pas affaire à une personne avide, et que je n'étais pas subjugué par une passion folle, je ne faisais pas des folies. Content de tenir Thérèse honnêtement, mais sans luxe, à l'abri des pressants besoins, je consentais que ce qu'elle gagnait par son travail fût tout entier au profit de sa mère, et je ne me bornais pas à cela. Mais, par une fatalité qui me poursuivait, tandis que Maman était en proie à ses croquants, Thérèse était en proie à sa famille, et je ne pouvais rien faire d'aucun côté qui profitât à celle pour qui je l'avais destiné. Il était singulier que la cadette des enfants de Mme Le Vasseur, la seule qui n'eût point été dotée, était la seule qui nourrissait son père et sa mère, et qu'après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses sœurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée, sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups. Une seule de ses nièces, appelée Goton Leduc, était assez aimable et d'un caractère assez doux, quoique gâtée par l'exemple et les leçons des autres. Comme je les voyais souvent ensemble, je leur donnais les noms qu'elles s'entre-donnaient ; j'appelais la nièce, « ma nièce », et la tante, « ma tante ». Toutes deux m'appelaient leur oncle. De là le nom de « tante », duquel j'ai continué d'appeler Thérèse, et que mes amis répétaient quelquefois en plaisantant. »