La Gaîté Lyrique


Derrière les colonnes de stuc et leurs chapiteaux corinthiens encadrés des statues du Drame (représenté par Hamlet) et de la Comédie (représentée par Scapin), au deuxième étage, existe encore le foyer dit « historique » dont l’accès est ouvert au public. Sous le regard de Beaumarchais, Shakespeare, Schiller, Molière et Racine dont les visages se profilent sur les médaillons des arcades, on peut admirer le décor tel qu’il fut conçu à son origine par Alphonse Cusin (1820-1895) en 1862, puis restitué par l’architecte Manuelle Gautrand en 2011. On peut encore distinguer les peintures marouflées d’Armand Félix Marie Jobbé-Duval représentant les allégories de la Comédie et de la Tragédie. 

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Le foyer de la Gaîté-Lyrique aujourd'hui.

Mais si l’endroit peut nous aider à replonger dans l’ambiance de cette deuxième moitié du XIXe siècle durant laquelle Offenbach et Victorien Sardou firent la gloire de la Gaîté Lyrique, il faut revenir près de 250 ans en arrière pour en connaître les prémices. 

En 1759, Jean-Baptiste Nicolet- celui-là même qui se vit intenter un procès de nombreuses années plus tard par la Comédie-Française sur la foire Saint-Germain - décida d’ouvrir une salle de spectacle sur le boulevard du Temple afin de pérenniser son entreprise (les foires étant saisonnières). Son théâtre était une baraque de planches et de toile, ce qui n’empêchait pas le public de venir applaudir à tout rompre les marionnettes et autres attractions qu'il proposait. L’expression «casser la baraque» vient d’ailleurs de cette époque où le public enthousiaste pouvait faire trembler, au sens propre, ces petits théâtres. Le théâtre de Nicolet dut son succès autant à son sens de l’adaptation qu’au choix de ses artistes. L’un d’eux, un certain Taconet (1730-1774), ancien machiniste de l’Opéra-Comique, ne fut pas étranger à la renommée du théâtre. Cet esprit vif et gouailleur, bien qu’un tantinet porté sur la bouteille, écrivit une belle quantité de pièces, des arlequinades pour la plupart, qui rendirent célèbres l’entreprise de son employeur. On s’y précipitait et, depuis qu’on avait pavé le boulevard en 1772, les dames du monde pouvaient s’y rendre sans craindre de voir leur fiacre s’embourber dans les ornières. Quand Taconet mourut à l’Hôpital de la Charité, où Nicolet avait « fondé » des lits pour ses acteurs, le directeur de la future Gaîté promit cent Louis au Prieur afin que rien ne fut épargné pour guérir son ami. L’auteur prodigue et moribond murmura alors: «Pourriez-vous me donner un petit acompte ?» 

En 1770, le  théâtre brûla mais Nicolet le rebâtit immédiatement et si une ordonnance lui interdisait de donner dans sa loge autre chose que des exercices de cordes, de pantomimes ou de marionnettes, un évènement vint consacrer la notoriété et le prestige de l’entrepreneur. La troupe fut invitée en 1772 à divertir le Roi et la comtesse Du Barry à Choisy et put par la suite se faire appeler « Grands danseurs du Roi ». En 1791, la Révolution avait donné toute liberté aux salles de spectacles. Le temps de la censure et des privilèges était terminé. Ainsi Nicolet faisait-il jouer entre autres des pièces du répertoire dont celles de Molière. Mais le public populaire, habitué à avoir l’auteur dans la salle, le réclamait à grands cris, ignorant pour beaucoup que ce Molière en question était mort depuis plus d’un siècle ! C’est pendant la Révolution également que le théâtre, pour se plier aux idées dominantes, prit le nom de Théâtre de la Gaîté en 1792 puis Théâtre de l’Émulation en 1795, avant de redevenir définitivement Théâtre de la Gaîté en 1799. Quand Nicolet mourut en 1796 et laissa le théâtre à son épouse, qui sut d'ailleurs se bâtir un réseau de relations influentes, les temps avaient changé de nouveau et les restrictions impériales n’étaient guère plus charmantes que celles de l’ancien régime. On imposa le retour aux bons vieux vaudevilles innocents et désuets qui désespéraient les jeunes auteurs appelés à devenir à leur tour révolutionnaires : les romantiques. Heureusement, en 1805, un acteur réussit à passionner un public de plus en plus clairsemé. Il s’appelait Martainville et remporta un franc succès dans Le pied de mouton (1807). Il faut dire que le personnage avait de la répartie et sans doute une belle confiance en lui. Les Annales historiques de la Révolution française nous signalent en effet que, en comparution devant le tribunal révolutionnaire en avril 1794, le jeune acteur tout juste âgé de 15 ans eut une attitude bien téméraire. L’un des juges le nomma « De Martainville » et le jeune insolent répondit : « Non, pas De Martainville, mais Martainville. Citoyen juge, je vous rappelle que vous êtes là pour me raccourcir et non pour me rallonger ! » Heureusement pour lui, les membres du tribunal en rirent, ce qui ne devait pourtant pas être dans leurs habitudes...!

En 1807, une ordonnance interdit les théâtres, hormis les quatre grands théâtres institutionnels : le Théâtre-Français (ou Comédie-Française), le Théâtre de l’Impératrice (l'Odéon), l’Opéra (alors "Académie Impériale de Musique", située rue du Richelieu en face de la Bibliothèque nationale) et l’Opéra-Comique (dit aussi "salle Favart", place Boieldieu dans le IIe arr.). Seules quatre autres salles eurent la chance d’être épargnées. Il s’agissait de l’Ambigu-Comique (boulevard du Temple), des Variétés (boulevard Montmartre), du Vaudeville (rue de Chartres) et de la Gaîté. Nicolet n’était plus de ce monde mais son théâtre allait pouvoir traverser les âges grâce à son incontestable notoriété et à sa veuve, qui décida habilement de faire démolir le théâtre pour en construire un nouveau au même endroit mais beaucoup plus grand et somptueux. Ironie de l’histoire, la veuve Nicolet réussit à s’adjoindre les services de Marie-Joseph Peyre qui n’était autre que l’architecte du Roi qui avait jadis conçu avec Wailly les plans de l’Odéon. 

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Jean-Baptiste Greuze,
"Portrait de Madame Jean-Baptiste Nicolet" (Anne Antoinette Desmoulins, 1743-1817),
huile sur bois, fin des années 1780
(New-York, Metropolitan Museum).

Dans les années qui suivirent, la Gaîté connut une période de succès malgré les œuvres hasardeuses qui y étaient données. Elle faisait partie des lieux les plus anciens et les plus réputés du boulevard du Crime. Il fallait goûter l’atmosphère festive et un brin frondeuse du quartier. Les estaminets faisaient florès et chaque théâtre avait son café attitré accolé à la salle. L’ambiance embrumée par la fumée de tabac ou des lampes Quinquet qui se consumaient plus qu’elles ne brûlaient accentuait l’aspect interlope de ces « boui-bouis» où, comme le stipulait l’Almanach des spectacles de Paris, les filles « ont leurs entrées, et les entreprises fondées sur le libertinage ne manqueront jamais dans une grande ville ». Parfois, on donnait des spectacles dans ces cafés. Cela pouvait aller du simple exercice de pantomime à un opéra-comique dans sa totalité. C’était les prémices  des  café-concerts  qui, plus tard, quand les lois deviendront moins coercitives à leur égard, feront la joie et la réputation des nuits parisiennes, des peintres et écrivains. Mille anecdotes couraient sur ces lieux, comme celle-ci par exemple: au café de la Gaîté, le patron réputé jaloux avait épousé une jolie jeune femme qu’il surprit un jour avec un galant. Il la pria de lui donner congé avant qu’il ne revienne. Mais à son retour, l’audacieux concurrent était toujours là, et la jeune épouse, pour s’en justifier, déclara: «Je ne pouvais le congédier, il m’a présenté ses excuses!» Le fait divers fit le tour du boulevard et nourrit maints sarcasmes dans tous les estaminets de la place...

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Le théâtre de la Gaîté, boulevard du Temple, après l'incendie de 1835 et avant son déménagement rue Papin.
Gravure illustrant le "Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre", de Arthur Pougin, 1885.

A côté de ces anecdotes populaires, les artistes se succédaient à la Gaîté, apportant chacun sa pierre à l’édifice de la renommée du théâtre, jusqu’en février 1835 où ce dernier fut ravagé par un incendie. Léon Bernard, un acteur des boulevards qui venait d’en faire l’acquisition, vit son investissement partir dans les flammes le jour même de la générale de la pièce devant inaugurer sa direction. Mais le bonhomme étant fort apprécié, une solidarité se mit en place au sein de la corporation des entrepreneurs; le théâtre put ainsi rouvrir ses portes en novembre de la même année. A partir de là, de grands noms commencèrent à affluer dans le lieu : Frédérick Lemaître y interpréta un inoubliable Paillasse, Virginie Dejazet, qui ouvrira le dernier théâtre du boulevard, y vint démontrer son talent, et un certain Paulin Ménier dont le nom est depuis tombé dans les trappes de l’histoire et qui fut pourtant un véritable phénomène en son temps. Le 16 février 1850, fut donnée la première représentation du Courrier de Lyon de Paul Siraudin, Émile Moreau et Alfred Delacour, une pièce basée sur un fait divers qui avait captivé la population française.

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Affiche promotionnelle du théâtre de la Gaîté,
annonce de la pièce Courrier de Lyon ou l'attaque de la malle-poste,
lithographie, 2de moitié du XIXe siècle
(Paris, MuCEM).

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Paulin Ménier dans le rôle de Choppart,
estampe, vers 1850.

La pièce fut un triomphe et sans aucun doute l’un des plus grands succès depuis Le mariage de Figaro (1778). Ménier donna  plusieurs milliers de représentations sous les traits de Choppard et la réussite du projet reposa en grande partie sur les talents de l’acteur. En effet, il serait tout à fait pertinent - quoique osé - de le comparer à un Chaplin ou à un Michel Simon : une personnalité forte et charismatique, un visage de mâtin rougeaud, une bouche à demi-édentée, l’œil noir et le sourcil épais, le menton engoncé dans sa cravate, le crâne difforme et la voix éraillée d’un ivrogne. Voilà le portrait d’un acteur qui fut une légende des boulevards jusqu’à sa mort en 1898 mais qui, malgré son talent, se cantonna presque toute sa vie à cet unique rôle.

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Félix Thorigny, Frédéric Théodore Lix, E. Roevens,
"Démolition des théâtres du boulevard du Temple pour le percement du boulevard du Prince Eugène",
estampe, vers 1862.

En 1862, l'ordonnance du préfet Haussmann signa cette fois l’arrêt de mort du boulevard du Crime. La redéfinition par le célèbre baron des structures urbaines de la capitale commandait la destruction de tous les théâtres du boulevard. Seul le Dejazet y réchappa et existe toujours actuellement. Quant à la Gaîté, en souvenir de son glorieux passé et surtout, pour éviter aux autorités d’avoir l’air d’évincer les théâtres populaires, on décida de la rebâtir à son emplacement actuel, dans un endroit assez discret, tout près d’un square et presque à l’identique de ce qu’elle fut sur le boulevard du Temple. Ainsi la baraque de Nicolet aura-t-elle survécu à deux incendies, quelques  faillites, et une réforme urbaine d’envergure ! Et c’est bien l’héritage d’un bateleur de foire qui s’érige aujourd’hui rue Papin et qui, à son tour, est entré dans le cercle des institutions.

Après 1862, la Gaîté ne cessa de gagner en réputation, notamment avec l’auteur Victorien Sardou et surtout Offenbach qui en fut le directeur. 

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Theodor Aman,
caricature de Jacques Offenbach,
chromolithographie, 2de moitié du XIXe siècle.

Elle vit aussi les opérettes de Luis Mariano et l’installation du Carré Sylvia Montfort en 1974 qui y apporta la première école du cirque tandis qu’Alexis Grüss installait ses chapiteaux dans le square juste en face. Dans les années 1980, la Gaîté devient un parc d’attraction. La salle à l’italienne de 1500 places est alors complètement détruite et le théâtre périclite progressivement des années durant malgré plusieurs initiatives avortées d’en ranimer la flamme. Il faudra attendre 2007 pour que la mairie de Paris entreprenne des travaux qui réhabilitent cet édifice classé en 1984 au titre des monuments historiques. Rouverte depuis 2011, elle est aujourd'hui dédiée aux arts numériques et à la musique actuelle.

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