Le Café de la Gare


En passant sous le double porche du 41, rue du Temple, on peut admirer l’escalier à balustres en bois du XVIIe siècle et au fond de la cour, menant aux salons, un escalier Louis XIV et ses poutres décorées. L’ensemble des bâtiments date de la fin du XVIe siècle. Le premier propriétaire connu fut Adam Chevrier, trésorier de France, vers 1617. Ce somptueux hôtel résidentiel, tout d’abord nommé «Hôtel de Berlize», vit se succéder d’éminents hôtes : un conseiller du roi, un introducteur des ambassadeurs, avant de devenir au XIXe siècle une poste de roulage et une auberge appelée « Auberge de l’Aigle d’or » que  Guillaume Apollinaire aimait à fréquenter. Dans les années 1970, la cour servait de parking automobile. 

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La cour de l’auberge de l’aigle d’or,
41, boulevard du Temple (IVe arrondissement).
Carte postale, vers 1900.

Au théâtre des Déchargeurs, nous avons rencontré un entrepreneur de spectacle. Ici, nous allons rencontrer, à proprement parler, les bateleurs d’aujourd’hui. Dans les années 1960, Romain Bouteille se produisait à La méthode, un cabaret du quartier de la Contrescarpe (Ve arr.) où il fit connaissance d’un certain Michel Colucci alias Coluche. Les deux hommes se lièrent d’amitié, s’entraidèrent et partagèrent les fruits de leur jeune expérience. Ils fonctionnaient véritablement comme nos bateleurs d’antan, entrecoupant leurs sketches de chansons fantaisistes, parfois grivoises. Leur but principal était avant tout la dérision. Nous étions à la veille des évènements de 68 et la société française commençait à s’ébranler comme un vieux fauve endormi. La jeunesse entreprenait lentement mais surement une remise en cause des règles, des principes et des traditions trop longtemps ancrés dans une habitude devenue pesante.

En 1969, les deux compères réunirent un petit groupe d’amis pour créer un lieu rue d’Odessa, près de la gare Montparnasse.  Parmi eux  Sotha, Miou-Miou, Philippe Manesse, Philippe Has, Henri Guybet et Patrick Dewaere que Sotha rencontra au théâtre Chaptal (IXe arr.) où se produisait alors Romain Bouteille. Plus tard, au hasard d’un voyage en train, Romain fit la connaissance d’un jeune provincial plein d’espoir et d’ambition qui se joignit à la troupe. Il s’appelait Gérard Depardieu. Comme en réponse à l’état d’esprit contestataire qui les habitait sans qu’ils le revendiquent pour autant, ils eurent l’idée d’appeler le théâtre : «Le marché aux acteurs», car comme disait Romain Bouteille : « Les producteurs et autres réalisateurs viendront chercher des acteurs chez nous, ça évitera aux acteurs d’aller faire les p…  dans les couloirs des productions !» Langage fleuri, répartis provocantes, spectacles grivois ou ironiques mais toujours munis de la volonté de faire rire, les bateleurs des foires étaient bel et bien toujours là ! Finalement, étant près de la gare, ils l’appelèrent « Café de la Gare ». Pour  s’infiltrer dans un vide juridique et fiscal, la loi ne reconnaissant que les théâtres, les opéras et les cabarets, ils se déclarèrent en tant que café-théâtre.  A l’époque, il n’en existait guère plus de deux ou trois. En 1972, leur  nombre avait largement dépassé la centaine. C’est l’année où la joyeuse bande déménagea  au  41, rue du Temple. Ironie de l’histoire ou volonté des artistes ? On ne saurait le dire, mais retrouver les héritiers du boulevard du Crime (surnom du boulevard du Temple) dans la rue du Temple n’est pas anodin.

Le fonctionnement de la troupe aurait pu en décourager plus d’un. Pas d’autorité, pas de chef, pas de règles, pas de principe hormis celui de ne pas en avoir, pas de discipline et encore moins de compte à rendre. Ainsi, un acteur qui ne voulait pas jouer ne venait pas. On le remplaçait ou on annulait, mais on ne lui en tenait jamais grief. Les recettes étaient partagées équitablement entre chaque membre du groupe et rien n’était épargné. Il arriva un jour que Patrick Dewaere débarquât avec une collection d’étiquettes qu’il distribua à tous ses compagnons. Sur chacune d’entre elles était inscrit « Chef », « Sous-chef » ou encore « Sous-sous-chef », un des nombreux pieds de nez qu’ils firent aux institutions.  Et lorsque l’un d’entre eux, particulièrement épris de théâtre classique et qui croyait aux vertus de la technique, proposa à ses partenaires de répéter leur texte à l’envers pour mieux l’intégrer, il est inutile de dire qu’il fut hué par tous les autres. 

Lorsqu’on demanda à Romain Bouteille si ce genre de système était viable, il répondit qu’on ne pouvait pas faire fortune ainsi mais qu’on pouvait vivre de son art, et c’était là, du reste, leurs vœux les plus sincères. Aux murs était inscrit « C’est sale, c’est moche mais c’est dans le vent » au dessus d’une collection d’œuvres fabriquées par les membres de la troupe qui, ayant plongé les mains dans le plâtre, défièrent toutes les lois de l’esthétisme et du politiquement correct par des créations purement dérisoires. Nous sommes donc bien ici dans l’antre des bateleurs qui ne renonçaient jamais malgré l’opposition parfois virulente des institutions. Ainsi le Café de la Gare, allergique aux règles, ne put pourtant échapper à celle qui obligea la troupe à floquer d’amiante tout le théâtre, comme il ne put résister à celle qui les obligea, trente ans plus tard, à tout enlever. (Il est à noter que le feu était en effet le premier ennemi des théâtres : avant le XXe siècle, à peu près toutes les salles brûlèrent au moins une fois.) Interdiction fut faite également au Café de la Gare d’accueillir le public par la cour. Il devait le faire par la rue Pierre au Lard. Ce n’est qu’au prix de maintes tergiversations qu’il put quand même bénéficier de cette entrée devenue mythique. Les tracasseries administratives s’abattirent donc sur ce jeune lieu comme elles le firent autrefois sur les forains de Saint-Germain. Et ce n’est qu’après un long et fastidieux parcours que Philippe Manesse obtint le droit d’intégrer le cercle des théâtres privés, dont les fondateurs étaient bien souvent des entrepreneurs de boulevards ou de foires devenus eux-mêmes des institutions vigilantes à préserver leurs acquis.

De nos jours, le Café de la Gare n’est plus tout à fait ce qu’il fut, bien que deux de ses fondateurs soient toujours dans les murs : Sotha et Philippe Manesse. Mais il garde cependant un certain état d’esprit inimitable, toujours versé dans la dérision mâtinée d’une irrévérence moins outrancière qu’autrefois. Ses anciens membres ont fait leur chemin : Coluche et Patrick Dewaere, après avoir connu une notoriété nationale, quittèrent ce monde au sommet de leur gloire. Miou-miou et Henri Guibet continuent d’exercer leur métier au théâtre ou au cinéma. D’autres se sont exilés en province. Gérard Depardieu a connu la carrière que nous lui connaissons tandis que Romain Bouteille, lassé de la vie parisienne et d’un public toujours moins curieux, est retourné parcourir les routes de France avec ses propres spectacles, fidèle à l'esprit des bateleurs. 

 

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Prochaines étapes

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