Les Déchargeurs


En entrant dans la cour du 3, rue des Déchargeurs, vous pénétrez dans une enceinte classée au titre des monuments historiques pour ses façades donnant sur la rue et sur la cour. 

Cet édifice du XVIIe siècle possède également un superbe escalier de la même époque que vous pouvez admirer au fond de la cour à gauche. Nombre de personnalités se sont succédé ici. Un notaire royal y tenait son étude avant la Révolution, un directeur de l’Opéra y demeurait au XIXe siècle, un marchand de vins s’y installa mais surtout, l’endroit abrita les services de la Petite Poste de Paris qui dut son établissement, dès le 1er juin 1760, à un certain Monsieur Chamousset. Les lettres étaient portées neuf fois par jours en ville et deux fois par jour pour la banlieue. Pas moins de 117 facteurs étaient employés pour relever les 46 boîtes aux lettres disséminées dans la capitale, et transmettre dans la journée même le courrier des Parisiens. Ainsi, les amants en verve pouvaient dévoiler leurs sentiments par de tendres madrigaux en ayant la garantie que leur missive serait transmise dans les plus brefs délais. Ce lieu a donc sans doute servi de messagerie à plusieurs générations de poètes en herbe avant d’être le théâtre que nous connaissons. Son fondateur, Vicky Messica, fut l’un des leurs. Et l’on ne saurait dissocier l’histoire de ce lieu de celle de son créateur qui semble encore à bien des égards l’habiter.

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La cour du 3, rue des Déchargeurs (Ier arrondissement).

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Eugène Atget,
Hôtel du XVIIIe siècle, 3 rue des Déchargeurs,
photographie positive sur papier albuminé d'après négatif sur verre au gélatinobromure, 1908.

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Eugène Atget,
Escalier du XVIIIe siècle, 3 rue des Déchargeurs,
photographie positive sur papier albuminé d'après négatif sur verre au gélatinobromure, 1908.

Né en 1939 dans une famille juive tunisoise, Vicky Messica fut élevé par sa grand-mère, la Nonna. D’origine italo-grecque et dotée d’une personnalité haute en couleur, elle n’hésitait pas lorsqu’un conflit éclatait entre elle et ses enfants, à prendre  «une attitude  de martyr, fixant le ciel ou plutôt un point au plafond qu’elle avait dû repérer depuis longtemps pour les besoins du rôle, très droite, l’œil humide pour dire : "Ils me tueront , Seigneur ! Si c’est ce que vous désirez, que cela soit fait tout de suite." Et joignant le geste à la parole […] elle pointait le doigt vers le sol, baissait les épaules et regagnait sa chambre pour se jeter à genoux devant le portrait de son défunt mari.» 

On peut imaginer l’impact d’un tel personnage sur le petit Vicky qu’à l’époque on appelait encore Poupo. L’art dramatique lui fut donc enseigné à domicile, si l’on peut dire! Frida, la corsetière qui vivait avec sa sœur sur le même palier que la famille Messica, sut lui transmettre sa passion pour les beaux textes de la littérature française et arabe. Ainsi paré, il fit ses premiers pas sur scène dans un mélodrame boulevardier des plus médiocres au sein d’une compagnie locale. Toutefois, le petit Poupo, qui avait alors 14 ans, n’aurait échangé sa place pour rien au monde. Il tirait une fierté indicible à monter sur scène malgré un complexe de taille pour un comédien: sa voix. Il la trouvait trop fluette et la comparait à un cornet à piston. Elle sera pourtant par la suite l’une des clés de son succès. Qui n’a jamais entendu Vicky Messica dire un poème comme La prose du transsibérien de Blaise Cendrars ne peut envisager la profondeur suave et vibrante de son timbre. Tonnante ou murmurante,  mélancolique ou enjouée, railleuse ou pénétrée, la voix de Vicky est demeurée emblématique à l’oreille de son public.

A 17 ans, il s’embarqua pour la France, ce pays qui, dans l’esprit d’un petit tunisien francophone, représentait l’Eldorado des amoureux du théâtre et de la poésie. Après un bref séjour vers Montpellier, il s’installa à Paris et vécut tout d’abord d’expédients. Il fit entre autre de la vente au porte à porte. Il n’hésitait pas non plus à déclamer quelques vers au coin d’une rue ou sur une place, jusqu’au jour où son jeu et sa voix furent remarqués par Jean-Pierre Rosnay, directeur de la Maison de la poésie et présentateur de l’émission télévisée Le Club des poètes. Invité ensuite par Rosnay à dire des poèmes dans son lieu, il fit là d’incroyables rencontres. Pablo Neruda, Raymond Queneau et d’autres illustres poètes entrèrent dès lors dans le cercle de ses fréquentations. Aragon l’invitait parfois chez lui. L’écrivain aimait en effet que Messica vienne lui lire ses toutes dernières œuvres. Ainsi, les deux hommes se rencontraient souvent à l’heure du thé, l’un découvrant un poème avec le privilège de la primauté, l’autre redécouvrant ses propres textes au travers d’une voix exceptionnelle. Par la suite, le petit gars des rues de Tunis allait passer à la télévision à plusieurs reprises, faisant ainsi croître sa popularité. Il fit aussi entendre sa voix sur les ondes de Radio-France pendant de longues années et eut quelques expériences au cinéma dont For ever Mozart de Jean-Luc Godard en 1996.

Sa relation avec Jean-Pierre Rosnay prit fin brutalement. Pressé de trouver un endroit propice à l’expression de ses talents, il fit de sa passion pour le poker un moyen de financer ce rêve. Mais il y a 30 ou 40 ans, le poker n’était pas le phénomène de mode qu’il est devenu aujourd’hui. Il se pratiquait dans des cercles de jeux très privés où l’on croisait autant de stars de cinéma que de voyous. A l’instar de nos bateleurs des foires, Vicky navigua longtemps entre les milieux sociaux, capable de fumer un cigare en compagnie d’Omar Sharif ou Jacques Brel, et d’aller disputer une partie dans une arrière-salle de Pigalle. 

En 1981, il eut assez d’argent pour faire l’acquisition d’un lieu. Après 18 mois de travaux, que Vicky Messica réalisa avec un groupe d’amis, le théâtre des Déchargeurs vit enfin le jour le 21 septembre 1982. Dédié dans un premier temps à la poésie, le lieu étendit rapidement ses activités aux arts du théâtre. Par son charisme et son enthousiasme, Messica sut fédérer autour de son projet une kyrielle d’artistes. Ces derniers se rendaient au théâtre des Déchargeurs pour jouer des pièces ou entendre des poèmes autant que pour boire un verre sur les grandes tables en bois, devisant des soirées entières sur le théâtre, le monde, la vie et le reste. Le maître des lieux parvint ainsi à faire de son théâtre un lieu de rencontre, un lieu d’échange où les amitiés se nouent ou se dénouent mais où jamais la vie ne fait grise mine. Épris de liberté, il aidait également volontiers les jeunes talents à se lancer quitte à revoir à la baisse les conditions d’accueil de son théâtre pourvu qu’on y propose de la poésie. Un soir, tandis qu’il sortait de scène, une spectatrice vint lui avouer sur un ton méprisant qu’elle n’avait pas aimé son spectacle. Vicky Messica lui répondit avec détachement: «Vous faites erreur, Madame. C’est le spectacle qui ne vous a pas aimé!»

Le théâtre est composé de deux salles. La grande salle, qui peut accueillir 120 personnes, fut inaugurée par Bruissement d’elle de Katia Bielli et Liberté d’action conçu et interprété par Béatrice Arnal et Vicky Messica. Parmi les nombreux spectacles qui y furent donnés, nous retiendrons L’étonnante famille Brontë de Noël Robinson  ou encore Gilles de Rais de Vincent Huidobro mis en scène par Vicky Messica, sans oublier Blaise comme Cendrars, qui firent partie de ces spectacles où la poésie rassemble les artistes, le public et la critique sous une même bannière.

Quelques années après l’inauguration, fut aménagée la seconde salle dite « La Bohême ». Cette  petite salle voutée dont les pierres transpirent le lointain passé des lieux et où, dit-on, Nicolas Flamel, le fameux alchimiste, y entreposait certains de ses travaux, accueille tous les lundis un « Club des poètes », gardant ainsi l’héritage intact de Vicky Messica.

La direction du théâtre est assurée aujourd’hui par Lee Fou Messica qui a succédé à son époux décédé en 1998. Depuis, des partenariats ont été mis en place avec Le Théâtre de l’Odéon et la  Comédie-Française. Pierre Notte, ancien secrétaire général de la Comédie-Française et auteur prolifique, a créé nombre de ses pièces aux Déchargeurs : Les couteaux dans le dos (2005), Moi aussi je suis Catherine Deneuve (2007), J’existe, foutez-moi la paix (2009), etc. Olivier Py, ancien directeur du théâtre de l’Odéon, vient souvent présenter ses créations en avant-première aux Déchargeurs. Quant à la programmation du théâtre, elle ne s’éloigne jamais de la voie tracée par son fondateur: la poésie!

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