L'Odéon


L’Odéon, théâtre de l’Europe, temple d’Apollon selon les désirs de ses concepteurs Marie-Joseph Peyre et Charles de Wailly, où le feu sacré ne fut pas celui des dieux de l’Olympe mais bien celui des acteurs. Du haut de ses huit colonnes doriques consacrées à Apollon, plus de 250 ans vous contemplent ! 250 ans de splendeur et de chaos, de révoltes et de classicisme, d’intrigues et de drames. Tant de noms s’y sont succédé qu’il serait vain de tous les citer. Interrogeons plutôt les pierres du théâtre afin qu’elles nous dévoilent leurs souvenirs secrets. N’ont-elles pas vu les carrosses de la haute noblesse déposer leurs dames élégantes tandis que les chevaux, eux, déposaient le crottin sur le pavé ? C’est d’ailleurs de là que vient la tradition de dire « merde » à un comédien avant de jouer. En effet, la quantité de crottin amassée devant un théâtre traduisait la fréquentation et donc le succès de la pièce. De nous jours encore, en disant « Merde », on souhaite à l’artiste un beau succès. Si les dames de la Cour se rendaient au théâtre, il ne faudrait pas croire qu’elles en étaient les seules spectatrices. Les bourgeois payaient leur place et les petites gens avaient également le goût de la scène. Ainsi, un campagnard voyant le grand Préville interprétant le meunier Michau se serait exclamé : « C’est pas un bon comédien ! Tous les paysans de cheux nous parlent comme lui ! »

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Le théâtre de l’Odéon au début du XIXe siècle (avant incendie de 1818),
estampe.

Quarante-six arcades ceinturent le bâtiment. Chacune d’elles était numérotée pour que les maîtres retrouvent facilement leurs domestiques et leurs fiacres dans la cohue des sorties de spectacles. Deux passerelles couvraient alors les rues de Rotrou et Corneille afin d’abriter les spectateurs huppés à la descente des voitures. Vous remarquerez également les grilles qui joignent les colonnes. Elles furent enfoncées le 27 avril 1784 par la ferveur populaire lors de la première du Mariage de Figaro à laquelle assistèrent entre autre les Princesses de Lamballe et de Chimay et la Duchesse de Polignac. La pièce de Beaumarchais fut un des plus grands succès de l’histoire du théâtre français. On s’arrachait les billets, les personnalités se glissaient dans les loges des comédiens pour leur soutirer une place de choix. Du parvis extérieur jusqu'au foyer on se battait, on se bousculait. La garde dut intervenir avec virulence pour tenter de calmer cette liesse indomptable. Trois pauvres malheureux furent même étouffés à l’ouverture des bureaux. Il faut dire que le public de la fin du XVIIIe siècle se comportait davantage comme celui de nos stades de football que celui, plus affable, de nos théâtres actuels. On n’hésitait pas huer, à siffler, à hurler ou à commenter le jeu des acteurs. Les discussions allaient bon train pendant le spectacle et nombre de spectateurs n’entendaient pas un traitre mot de ce qui se jouait sur scène.

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Louis Léopold Boilly,
"Une loge, un jour de spectacle gratuit",
huile sur toile, 1830
(Versailles, musée Lambinet).

Dans ce charmant tohu-bohu, les artistes s’égosillaient et, quand ils ne se plaignaient pas des toutes nouvelles lampes Quinquet dont ils recevaient parfois l’huile sur le crâne, ils se faisaient apostropher par un public sans complexe. A cette époque l'on venait facilement deux heures à l’avance pour discuter, boire, jouer aux cartes ou aux dés mais aussi pour conter fleurette ou exhiber ses plus beaux effets. Il  était courant de partager une soirée en plusieurs étapes. Ainsi, on pouvait la débuter à l’Odéon, et après être passé à l’Opéra, la terminer dans l’ambiance festive des boulevards, tout cela en n’ayant assisté qu’à des bribes de spectacles et sans avoir prêté la moindre attention à ce qui se jouait sur scène. En revanche, il y a fort à parier que la pièce de Beaumarchais captiva toutes les attentions.  Il faut dire qu’elle avait de quoi chauffer les esprits. Le poète Charles Nodier disait à son sujet : « Sans cette comédie, le peuple n’eut pas appris si tôt peut-être à secouer ce respect de servitude que les grands avaient imprimé sur la nation toute entière. »

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Gravure illustrant "Le mariage de Figaro",
XIXe siècle
(Editeur Bès et Dubreuil, Paris).

En contournant le théâtre, on peut apercevoir le Palais du Luxembourg et ses jardins où les couples de la bonne société aimaient à venir flâner avant une représentation et qui abrite aujourd’hui le Sénat.

Dans le vestibule du théâtre, on notera, entre les colonnes d’ordre toscan, une trace circulaire au plafond, vestige d’un puits de lumière qui fut comblé en 1783 lorsqu’on construisit le foyer à l’étage. Le vestibule, les escaliers symétriques et le foyer furent épargnés lors des incendies (1799 et 1818) grâce au mur épais qui les séparait de la salle. En haut de l’escalier, nous sommes accueillis par la statue de la Comédie qui fait face à celle de la Tragédie. Sur les murs autour des vingt colonnes sont exposés les statues de Corneille et Racine et les portraits des anciens directeurs du lieu dont un certain Provost dont nous reparlerons. Hormis le buste d’André Antoine par Aslan (1949), les sculptures et portraits datent de la deuxième moitié du XIXe siècle tandis que les cariatides qui ornent les balustres du plafond datent de la Restauration. Pour le reste, le foyer est identique à ce qu’il fut en 1783 et il fut un théâtre à lui seul. C’est ici même qu’une jeune comédienne de l’Odéon pris l’initiative d’installer une ambulance militaire (on dirait aujourd’hui une infirmerie de campagne) pour venir en aide aux blessés pendant la guerre de 1870. Cette jeune actrice n’était autre que l’illustre Sarah Bernhardt

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Félix Nadar,
photographie de Sarah Bernhardt, 1864.

La jeune femme fit des pieds et des mains pour obtenir les autorisations nécessaires auprès du préfet, le Comte de Keratry. En revanche, elle ne put empêcher que l’on utilise les caves du théâtre comme dépôt de poudre. L’Odéon dormait  véritablement sur une poudrière ! Plus de 60 lits furent disposés dans ce foyer pour les soldats. Mais on accueillit aussi des femmes gelées par les longues attentes devant les boulangeries lors d'un hiver particulièrement rigoureux. Cet épisode montre que l’immense tragédienne avait, très jeune, un caractère bien trempé. Elle n’était pas la seule. Un autre grand artiste qui fit ses débuts à l’Odéon en 1786 fut Talma, le tragédien qui imposa le premier de jouer les classiques en costumes antiques et non en perruques et culottes courtes. Il régna longtemps sur le théâtre français et rompit avec l’Odéon durant la Révolution pour rejoindre, avec quelques dissidents, la salle Richelieu. Par la suite, il fut l’acteur favori de l’empereur Napoléon Ier dont il reçut toutes les grâces. 

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Pierre-François Bertonnier,
"Talma dans le rôle de Néron",
estampe, 1826.

Mais que devenaient nos bateleurs face à ce magnifique monument de l’institution théâtrale française ? Ils en rêvaient, pourrait-on dire, et certains y firent leur gloire. Préville, que nous avons déjà évoqué, s’était produit sur les foires Saint-Laurent et Saint-Germain avant d’être remarqué et engagé par l’Odéon. C’est pourtant bien lui qui, lisant le texte du Mariage de Figaro qu’on lui présentait, insista auprès de l’auteur pour que certaines répliques soient effacées. « Des gamineries dignes des tréteaux !» Et il eut gain de cause, les répliques furent retirées! Voici la teneur des passages disparus: 

«Bonjour cher docteur de mon cœur, de mon âme et autres viscères...» (Acte Ier)

Ou encore: 

«Si vous faites mine seulement d’approximer, Madame, la première dent qui vous tombera sera la mâchoire, et voyez-vous mon poing fermé? Voilà le dentiste!» (Acte IV)

Pour illustrer encore l’étrange rapport entre le monde des bateleurs et celui des institutions, évoquons le célèbre dramaturge Chevalier de Pellegrin qui, sous le nom de Péclavé, produisait des spectacles forains. Il était peu convenable pour un homme de sa qualité de se fourvoyer chez les entrepreneurs de spectacles bien que son secret était, c’est le cas de le dire, un secret de Polichinelle. Que dire également de Sari, patron des Délassements-Comiques, une autre salle des boulevards, qui crut pouvoir postuler à la direction de l’Odéon en usant de ses relations et qui se vit refuser cet honneur en raison de la crainte que l’on avait qu’il ne vînt y semer un trouble inconvenant pour la solennité du lieu. 

Un autre artiste nous intéresse encore davantage. Il s’agit de Frédérick Lemaître, que Pierre Brasseur incarna et immortalisa sous l’objectif de Marcel Carné dans Les enfants du paradis (1945). Frédérick, fils d’orfèvre né en 1800 à Alençon, se passionna très tôt pour le théâtre. A seize ans, il était engagé aux Variétés-Amusantes pour y interpréter le rôle… d’un lion ! Il rugissait fort bien et on l’en félicita mais son ambition n’aurait su se contenter d’un registre animalier. Pur produit du monde des bateleurs, Frédérick devint danseur de corde et tenta même quelques acrobaties équestres au théâtre des Funambules (boulevard du Temple). Mais décidément, l’art de la comédie lui était plus adapté. Il prit donc des cours au conservatoire tout en continuant à se produire le soir sur les boulevards. Il se fit rapidement une réputation tendancieuse. Frédérick fréquentait les estaminets et les garçons de mauvaise vie ne lui étaient pas étrangers. Pourtant, un jour, son professeur, un dénommé Lafon, lui proposa de tenter une audition pour l’Odéon qui venait de rouvrir ses portes après l’incendie de 1818. Il faut imaginer ce jeune homme plein d’émerveillement, venir boire un verre au Café Voltaire pour mieux admirer le temple du théâtre, se rêvant déjà au sommet de la gloire. Mais la gloire restait un chemin ardu. Il ne fut pas admis à l’unanimité sauf une voix. Mais cette voix n’était pas n’importe laquelle sinon celle du déjà légendaire Talma. Le tragédien n’était plus le jeune acteur bouillonnant des années révolutionnaires, mais il savait reconnaître la flamme qui brûle au cœur d’un futur grand acteur. « Vous avez tort de refuser ce jeune homme. Il a ce qui ne s’acquiert pas : le feu sacré, la beauté, l’intelligence ». Les membres du jury tels Picard, Auger ou Chazel, rétorquèrent qu’il rompait trop avec les traditions sacrées. Ce à quoi le tragédien répondit : « Respectons les traditions mais n’en soyons pas esclaves ! » Malgré la plaidoirie de Talma, la carrière de Frédérick était déjà entachée d’une réputation sulfureuse. Cependant, il tenta une nouvelle audition et cette fois fut reçu. Il débuta le 9 juin 1820 avec Iphigénie de Racine, dans le rôle d’Eurybate. Il enchaîna 51 rôles dont certains ne dépassaient pas six vers, et ne se vit jamais attribuer de rôle véritablement important. De plus, n’ayant ni les moyens ni le tempérament de soudoyer un critique comme Charles Maurice, (ce que faisaient tous les comédiens, Talma y compris), il eut les commentaires les plus effroyables de la presse contemporaine. Voici quelques extraits qui donneront une idée des piques assassines que le critique redouté lui décocha:   

« Frédérick a été étonnant dans Gabrielle de Vergy car il n’était point mauvais. » (Journal des théâtres, 28 janvier 1821) 

« On ne doit point s’étonner que Frédérick n’ait point de talent mais qu’est-ce qui lui permet d’estropier Racine ? » (Journal des théâtres, 6 octobre 1821) 

« Tout le monde est d’accord que M. Frédérick est dans la plus parfaite ignorance du métier de comédien. » (Journal des théâtres, 22 septembre 1822)

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André Gill,
caricature de Frédérick Lemaître,
pour la couverture de "La Lune" du 16 juin 1867.

Malgré tout cela, Frédérick avait l’énergie de sa jeunesse et l’Odéon fut pour la suite de sa carrière une prodigieuse école qu’il quitta pourtant contraint et forcé. Il eut le malheur de demander une augmentation de salaire et Picard, le directeur, s’empressa de sauter sur l’occasion pour mettre l’indésirable à la porte le 1er avril 1823, le renvoyant impitoyablement aux théâtres du boulevard. Et c’est justement sur les boulevards que Frédérick Lemaître gagna à la fois sa gloire et sa légende. Il fut la vedette incontestée de L’Ambigu-Comique et du théâtre de la Porte Saint-Martin et c’est à lui que firent appel Victor Hugo et Alexandre Dumas lorsqu’ils créèrent le théâtre de la Renaissance, en 1838. Frédérick sut mettre toute sa verve, son talent et son expérience au service de Ruy Blas et ce n’est sans doute pas un hasard si sa réputation parvint aux oreilles du baron Taylor, commissaire du Roi. L'auteur vint en personne tenter de convaincre Frédérick d’entrer à la Comédie-Française. « Le Talma des boulevards », comme on le surnommait alors, refusa pour des questions d’appointements et termina sa carrière auréolé d’un succès éclatant. A ses funérailles, son ami, Victor Hugo déclara : 

« Il a eu tout le triomphe possible dans son art et dans son temps ; il a eu aussi l’insulte, ce qui est l’autre forme du triomphe. »

Aujourd’hui, le théâtre propose une programmation variée, souvent classique mais aussi contemporaine et sa politique offre sa scène à des auteurs vivants de la communauté européenne.

Au n°1 de la place de l’Odéon, les éditions Flammarion occupent aujourd'hui les locaux de ce qui fut jadis le Café Voltaire. 

 

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