La foire Saint-Germain


Introduction

A la fin du XVIIIe siècle, l’Odéon jouxtait la foire de Saint-Germain-des-Prés. À quelques pas l’un de l’autre et pourtant si loin dans leur conception du théâtre... Les Parisiens se pressaient pour assister aux représentations parfois animées des grands auteurs classiques mais ne dédaignaient pas pour autant se faufiler entre les étals des foires pour y découvrir des mimes, bateleurs, montreurs de curiosité et petites troupes de comédiens qui s’exposaient ainsi sur des tréteaux. Ces deux formes de théâtre furent en concurrence, au point que leur relation au fil de l’histoire fut parsemée de conflits, de procès et d’incompréhension mutuelle. Quoiqu’il en soit, ni les lois, ni les évènements tragiques, tels que les nombreux incendies qui détruisirent bon nombre de théâtres dans le courant des XVIIIe et XIXe siècles, ne purent entamer la volonté farouche des comédiens de tous poils qui continuèrent, par vents et marées, de monter leurs spectacles. Les petites salles n’ont cessé de fleurir, d’être démolies, rebâties, agrandies, oubliées ou pérennisées. 

De nos jours, ce double visage existe encore bel et bien. Les hauts lieux du théâtre subventionné, tels que l’Odéon, côtoient de petits antres aux détours des ruelles tels que le théâtre des Déchargeurs ou le Café de la Gare. Quelle que soit leur histoire et leur nature, tous ces lieux participent à la longue et foisonnante aventure du théâtre français. C’est une partie de cette aventure que nous vous invitons à découvrir dans ce parcours.

La foire Saint-Germain

«Le théâtre amuse l’esprit, il ne doit pas le préoccuper.» Jules Renard

En traversant les galeries marchandes du Marché Saint-Germain, il est difficile d’imaginer que c’est ici même que se tenait autrefois l’une des plus grandes foires parisiennes. Il nous faut pour cela remonter le temps jusqu’au XVIIIe siècle.

Jadis, bateleurs, jongleurs et autres artistes de rue venaient chercher leur pitance dans les lieux les plus fréquentés, et les foires étaient, dans ce domaine, des endroits de prédilection. Il existait une  pléthore de foires à Paris. On peut citer, entre autres, les foires de Sainte-Claire, près de l’hôpital de la Pitié, de Saint-Ovide, place Vendôme, la foire aux jambons sur le parvis de Notre-Dame, mais les plus connues et les plus grandes étaient celles de Saint-Laurent (qui fut installée dans l’enclos Saint-Laurent près de l’actuelle gare de l’Est et qui fut ensuite transférée aux Champeaux dans le quartier des Halles) et celle de Saint-Germain.

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Anonyme,
La foire Saint-Ovide qui se tient place Vendôme à Paris,
estampe coloriée, entre 1758 et 1761.

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Anonyme,
La foire Saint-Laurent,
gravure illustrant l’Essai sur l’histoire du théâtre de Germain Bapst, 1893.

En 1482, Geoffroy Floreau, dernier abbé régulier de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, obtint du roi Louis XI l’autorisation d’établir une foire sur le terrain de l’ancien hôtel de Navarre que le Duc de Berry avait cédé en 1399 aux religieux. La foire Saint-Germain s’étendait de la rue des Boucheries (actuel boulevard Saint-Germain) à la rue des Aveugles (actuelle rue Saint-Sulpice) et de l’extrémité de la rue de Tournon jusqu’aux abords de l’église Saint-Sulpice. Tous les bâtiments autour du marché que nous voyons aujourd'hui datent du XIXe siècle. L'architecture actuelle du Marché Saint-Germain est elle-même le fruit d'une réhabilitation du milieu des années 1990 d'un marché réalisé au début du XIXe siècle. En effet, inspiré par ses campagnes d’Italie, Napoléon Ier souhaitait voir ériger à Paris un marché à l’italienne, soit un espace rectangulaire à ciel ouvert et bardé d’arcades. Jacques-François Blondel fut chargé d’en dessiner les plans en 1813. Mais à la fin du XXe siècle, une grande partie du marché était endommagée. L'architecte Olivier-Clément Cacoub fut alors chargé par la Mairie de Paris de restaurer l’endroit. Son choix, fortement polémique à l'époque, fut de reconstruire "à l'identique" le marché de Blondel en respectant également le choix des matériaux (pierre blanche des façades, charpentes en bois et tuiles provençales). Aujourd'hui le Marché Saint-Germain n'est plus un marché alimentaire mais une galerie commerciale de type courant.

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La foire Saint-Germain,
estampe, 1670.

Loin de l’abrupte architecture qui se dresse devant vous, la foire d’antan était une véritable petite ville dans la ville. Divisée par huit rues interlopes coupées à angle droit, elle était couverte d’une admirable toiture en châtaigner élevée en 1511 à la volonté du cardinal-abbé Guillaume V Briçonnet mais qui brûla malheureusement dans l’incendie de 1762. Au numéro 8 de la rue de Mabillon, on peut observer la fosse qui surplombe le restaurant « La petite cour » et qui correspond au niveau de l’ancienne foire.

La foire de Saint-Germain était une foire franche : n’importe qui pouvait y vendre n’importe quoi, exception faite des livres et des armes. Chaque foire avait cependant sa spécialité et celle de Saint-Germain était réputée pour ses tissus, bijoux, jouets ou encore ses ingrédients culinaires exotiques et ses sucreries. A la tombée du soir, les grands seigneurs venaient s’y distraire et il n’était pas rare de croiser, dans les rues si pleines que l’on s’y promenait à grand peine, des gens de la Cour venus se divertir ou acheter quelques manteaux et nœuds de manches. Les échoppes regorgeaient alors de pièces d’orfèvrerie, de perles, de falbalas ou de fins cabriolets, de bijoux émaillés ou de satin de Surate. Les petites gens se contentaient sans doute des services des limonadières, des liqueurs et des vins des petits cafés ou cabarets qui fourmillaient un peu partout. Et même si ces foires pouvaient donner lieu à de violentes rixes entre malfaiteurs ou étudiants et forces de l’ordre, et que le chapardage, l’escroquerie ou le meurtre étaient choses courantes, la population parisienne se pressait avec engouement pour venir assister à ce qui donnait aux foires tout leur charme : les bateleurs.

Héritiers des sots ou des bazochiens du Moyen Âge qui, aux mystères, mêlaient des farces parfois trop audacieuses pour la morale publique, les bateleurs étaient souvent issus des basses couches de la société et ravissaient le public par des acrobaties et des performances toujours plus étonnantes. Les danseurs de corde étaient sans nul doute les artistes les plus spectaculaires. L’un des plus illustres fut Paulo Rédigé, dit le petit diable, fils d’un bateleur des boulevards, qui toucha aux sommets de son art au point d’aller s’exhiber en Angleterre et de recevoir les compliments du comte d’Artois en personne. L’art de la corde consistait à danser en équilibre sur une corde tendue et à exécuter des figures plus acrobatiques les unes que les autres. Écarts, châssis ou saut du cheval donnaient des émotions fortes au public conquis, d’autant que certains danseurs les exécutaient parfois en sabots. 

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Bernard Picart (graveur), frontispice pour "Le théâtre de la foire" par Le Sage et D'Orneval, 1722.
Derrière les figures allégoriques du 1er plan , les comédiens donnent leur représentation
dans une "loge" tandis qu'un danseur de corde se produit à l'arrière plan.

Mais dans l’ombre de ces grandes troupes, des myriades de spectacles se donnaient à voir à chaque pignon de rue. Qui se souvient aujourd'hui d’un certain Rossignol qui, dès 1754, exhibait la femme forte, une femme particulièrement massive qui soulevait des poids avec ses cheveux ou portait des hommes sur son ventre? Ou de Kirkener qui fonda, en 1774, l’ancêtre du musée Grévin en faisant admirer ses mannequins de cire représentant les célébrités de l’époque? A-t-on encore souvenir de Brioché dont  les marionnettes, en 1646, étaient si expressives qu’on cria à la magie et qu’il dût en démontrer le mécanisme pour éviter l’emprisonnement? Les « grands géants » côtoyaient les « petits nains », les avaleurs de feu concurrençaient les mangeurs de pierres. Et tout cela sans compter les exhibitions d’animaux exotiques : rhinocéros, pélicans, ours, chiens savants ou singes dressés. La plupart se produisaient dans la rue ou dans des « loges » qui étaient des salles de spectacles rudimentaires et éphémères (elles étaient bâties le temps de la foire puis démontées) jusqu’à ce que des troupes plus importantes comme celles de l’Ambigu-Comique d’Audinot, du théâtre des Variétés-Amusantes de Louis Lécluze, des Associés de Vienne dit Beauvisage ou encore des Grands-Danseurs du Roi de Nicolet, construisent de véritables salles de théâtre.

Tout le monde n’appréciait pas ces lieux populaires. Notons la critique du Chroniqueur  désœuvré, journal contemporain de l’acteur de foire Gémond (ou Jaymond), qui déclarait en 1783 au sujet de ce dernier: « Voyez Gémond, sous quelque habit que ce soit, en telle société qu’il se présente, sa physionomie plate et basse annonce un homme né dans la condition la plus abjecte. C’est un personnage bête, grossier, ignorant, stupide, et, au reste, comme les autres, paresseux, libertin, débauché… ».  Et en effet, le Sieur Gémond, non content de jouer les Pierrot ou les Batelier, avait souvent maille à partir avec les autorités. Le même chroniqueur décrivait les artistes des foires portant des pantalons (les gentilshommes portaient alors la culotte), un large manteau, un chapeau rabattu, des cheveux retroussés en nattes, un bâton en main et pour parfaire le tableau, usant d'un langage injurieux, de comportements d’ivrognes et de fréquentations peu recommandables. Si on ne les connaissait comme acteurs de telle ou telle troupe, on eut pu les confondre avec des gredins de la pire espèce.

La misère n’était pas le moindre mal pour les forains. Si certains s’enrichissaient en devenant entrepreneurs de spectacles (comme les Nicolet, Alard, Dolet, Restier, Delage, Fuzelier,etc.), beaucoup s’évertuaient à gagner leur vie dans des conditions parfois terribles. Pour seule preuve, l’histoire de ce jeune garçon que la garde retrouva en plein hiver dormant dans une charrette parce qu’il n’y avait pas assez de place dans le lugubre logement qu’habitait le reste de la troupe. Il va donc de soi que tous ces artistes des foires ou des boulevards rêvaient d’accéder un jour à la notoriété et, pourquoi pas, entrer à la Comédie-Française ou à l’Académie royale de musique, à l'instar de Mademoiselle Petitpas, une jeune et gracieuse danseuse de la troupe de Charles Dolet qui entra à l’Académie en 1727. Ou encore Théodorine Thiesset qui jouait aux Folies-Dramatiques et fut remarquée puis admise à la Comédie-Française pour y interpréter un seul et unique rôle, dans les Burgraves de Victor Hugo, le 7 mars 1843. Les troupes elles-mêmes eurent parfois leur heure de gloire comme celles d’Audinot, l’Ambigu-Comique, ou de Nicolet, qui se virent invitées par la Du Barry à Choisy pour divertir Louis XV.

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Jean Antoine Watteau,
Comédiens français,
huile sur toile, vers 1720
(New-York, Metropolitan Museum).
Le peintre des fêtes galantes avait fait des comédiens un motif iconographique de prédilection.
Ici, vêtus de costumes luxueux, les comédiens évoluent sur une scène à décor de palais
signifié par l'architecture feinte de l'arrière plan.

Mais bien souvent, la vie des bateleurs de foire s’écoulait au rythme des conflits avec les institutions royales et la Comédie-Française. Longtemps, la Confrérie de la Passion eut le monopole du théâtre parisien. Mais avec la foire franche de Saint-Germain, c’était deux privilèges qui se faisaient face. Les bateleurs eurent finalement l’autorisation de continuer à produire leurs spectacles moyennant une allocation versée aux confrères. Plus tard, les acteurs de la Comédie-Française obtinrent le statut hautement privilégié de comédiens du roi. Ils avaient pour charge de divertir le monarque et, accessoirement, le reste de la population. Mais la qualité des spectacles de foire commença à faire de l’ombre au rayonnement de la troupe des Comédiens français et de l’Opéra. Certains acteurs forains étaient connus et reconnus dans le Tout-Paris et les procès s’abattirent sur ceux qui osaient défier le théâtre institutionnel. Ainsi, la Comédie-Française exigea que les dialogues soient proscrits des pièces foraines. La justice leur donna raison en 1708. Mais les acteurs des foires surent trouver des ressources fort  ingénieuses pour contrevenir aux décisions des magistrats. Cela donna lieu à des phénomènes frôlant parfois le génie… ou le ridicule ! On vit ainsi des acteurs réciter leur monologue puis sortir de scène tandis qu’un autre acteur y entrait pour lui donner la réplique. Une pratique qui se répandit aussi fut celle de laisser les comédiens en scène en veillant à ce qu’un seul d’entre eux ne parle tandis que les autres lui murmuraient leur réplique qu’il répétait ensuite à  voix haute. On redoubla de stratagèmes. Parfois, les répliques étaient remplacées par des couplets repris sur des airs connus par des complices mêlés au public et qui entrainaient les spectateurs à chanter avec eux. Enfin, longtemps les acteurs se promenèrent avec des écriteaux qu’ils montraient au public et sur lesquels étaient inscrites leurs répliques, comme le firent avant eux les farceurs du XVIe siècle.  Plus tard, un entrepreneur nommé Alard, associé à une certaine Madame Maurice, obtint l’autorisation de produire des spectacles chantés. L’Opéra-Comique était né. Mais les cours de justice savent être opiniâtres et en 1719, les théâtres forains furent fermés. Le duc d’Orléans assistant à la dernière représentation de l’un de ces lieux se serait exclamé : « L’Opéra-Comique est comme le cygne. Il ne chante jamais aussi bien que lorsqu’il va mourir ! » Ils disparurent donc en 1719... pour mieux réapparaitre ensuite en 1722. En effet, il n’y a rien de plus virulent que la mauvaise herbe, en tout cas, c’est ce que devaient penser les ennemis du théâtre de foire lorsque des artistes lumineux tels que Piron, Restier ou Francisque relancèrent les activités artistiques des troupes foraines soutenus par un public enthousiaste.

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Anonyme,
"Vue de la porte de la Treille de l’incendie de la Foire de Saint-Germain à Paris la nuit du 16 au 17 mars 1762",
estampe, XVIIIe siècle
(Paris, bibliothèque des arts décoratifs).

L’incendie du 7 mars 1762 détruisit une grande partie de la foire Saint-Germain dont sa fameuse toiture. La foire fut reconstruite mais elle perdit peu à peu de son attrait et après un procès que la Comédie-Française intenta de nouveau à Nicolet, lui reprochant d’embaucher pas moins de 30 acteurs, 20 musiciens et 60 danseurs, la foire de Saint-Germain succomba et disparut définitivement en 1786, tout comme la foire Saint-Laurent. Conflit d’intérêt ou hasard de l’histoire ? Le fait est que l’Odéon fut bâti en 1782 à quelques rues de la foire. Celui-ci est justement notre prochaine étape…

Sortez du marché par la rue Lobineau, puis prenez à gauche la rue Mabillon afin de regagner la rue Saint-Sulpice, sur votre droite. En continuant sur la rue Saint-Sulpice vous trouverez sur votre gauche l'église du même nom, réalisée entre 1660 (plan) et le milieu du XVIIIe siècle (façade).

C'est sur son parvis que se déroula la nouvelle foire dite Foire Saint-Sulpice de 1978 à 2010. Un fait troublant est à noter: en 2009, les organisateurs de la foire et la mairie de l’arrondissement entrèrent en conflit à cause du grand nombre de baraques et du manque de sécurité du site. Comme quoi, l’histoire se répète inlassablement… 

Plan

Prochaines étapes

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