L'église Saint-Merry
Si nous choisissons de continuer notre itinéraire martinien, nous ne pouvons qu'être captivés par le charme indéniable que dégage le portail de l'Eglise Saint-Merry, « gothique fleuri, arc en accolade » comme le dit joliment encore Umberto Eco. En fait, cette église fut rebâtie au milieu du XVIe siècle sur les ruines d'une autre beaucoup plus ancienne, mais son portail fut entièrement refait en 1840 sur le modèle de la « restauration » à laquelle s'était livré Viollet-Leduc à Notre-Dame.
Malgré l'étroitesse de la rue qui ne permet pas de prendre beaucoup de recul, si l'on regarde attentivement le sommet de l'archivolte du portail on s'aperçoit nettement qu'y trône une insolite créature, mi-homme, mi-femme, le front orné de cornes que la tradition ésotérique a associé au diabolique Baphomet déjà évoqué par Casaubon dans le passage que nous avons cité tout à l'heure à propos du quartier du Temple, une idole qu'on accusait les Templiers d'avoir rapporté d'Orient et qu'on les soupçonnait d'adorer en secret lors d'obscures célébrations liturgiques.
Une objection immédiate surgit pourtant contre la thèse qui attribue à la statue de Saint-Merry une valeur ésotérique et arcane qui témoignerait de la survivance de l'Ordre maudit au sein même de l'institution ecclésiale qui l'avait dissous et pourchassé, c'est celle de la date tardive d'exécution du portail et des sculptures dont il s'orne.
Les tenants de la thèse alchimique voient plutôt dans cette singulière présence une évocation du Rebis, un symbole hermaphrodite, exprimant les propriétés chimiques opposées mais complémentaires (fixe-volatil, Soufre-Mercure), à la base de la transmutation des métaux.
D'autres historiens enfin sont d'avis que cette thèse du Baphomet n'est que pure fantaisie et que la représentation en question serait simplement celle d'Astaroth, une divinité androgyne représentant communément l'intelligence divine, ce qui ôterait à la représentation toute dimension sulfureuse et occulte pour en faire simplement un élément d'ornementation somme toute traditionnel dans l'imagerie maçonnique dont étaient imprégnés les Compagnons du devoir qui au milieu du XIXe siècle s’attachèrent à édifier ce lieu de culte.
Pour achever l'évocation de cette surprenante église, il nous a semblé approprié de laisser la parole à ce maître en matière d'occultisme et de tradition qu'est J.-K. Huysmans, parfaitement conscient des réalités chronologiques qui interdisent certaines spéculations trop rapides, mais n'empêchent nullement de penser la continuité par delà les siècles et les époques de réalités nouménales et trans-historiques :
En tout cas, vieilles ou neuves, ces statues ont été si bien patinées par la crasse des poussières et par la boue des pluies, qu'à distance, avec un peu de bonne volonté, la confusion s'opère et que cette façade, noire et comme rongée, semble avenante pour tous ceux qu'exaspèrent ces basiliques modernes dont les murs ont la couleur des toiles écrues, aggravées, parfois, par des couches multipliées de blanc.
L'église de Saint-Merry longe d'un côté, au nord, la rue du Cloître, au-dessus de laquelle elle ouvre une fenêtre à meneaux flamboyants, que surplombe une meute de chiens de garde, veillant sur une ménagerie de chimères dont les bustes rigides qui avancent sur la chaussée versaient jadis de leurs gueules contournées des torrents de pluie …
Nos pères connaissaient le langage symbolique des gargouilles. Ils les considéraient comme des images pétrifiées de ces princes de l'air dont parle Saint-Paul, comme des démons rejetés hors du sanctuaire et relégués le plus loin possible de son faîte, et tout en grelottant et en dansant sous la furie des averses dont ces monstres leur inondaient le crâne, ils faisaient un retour sur eux-mêmes, prenaient de saines résolutions, se promettaient d'échapper à l'emprise de ces Esprits de Malice, en s'épurant par la pénitence et la prière …
J-K. Huysmans, Saint-Merry, 1981, p. 14.
Coup d'œil: en continuant tout droit, s'ouvre à notre droite la rue des Lombards qui croise la rue Nicolas Flamel, dont les autorités municipales contemporaines, pourtant en général peu portées aux spéculations métaphysiques, ont tenu à signaler par une plaque commémorative la qualité d'alchimiste.
De là, en nous dirigeant vers la Tour Saint-Jacques, une autre petite rue est dédiée à l'épouse fidèle du Sage, Dame Pernelle, nom dans lequel les ésotéristes impénitents voient une allusion à la « Pierre éternelle », c'est-à-dire la pierre philosophale. Nous retiendrons pour notre part qu'indépendamment de leur véridicité historique, ces insistants rappels à l'Univers de la magie et de l'étrange imprègnent encore aujourd'hui fortement toute la géographie de cette zone du centre de Paris.