La rose et la Croix


Revenus dans la rue Saint-Martin, sur le trottoir de droite, au croisement avec la rue aux Ours, nous rencontrons, tout comme Casaubon à qui, une fois de plus,  nous laissons momentanément la parole, une maison d'édition-librairie qui fait aussi fonction de Temple et de Quartier Général d'une des plus célèbres institutions de l'univers ésotérique:

Je continue par la rue Saint-Martin, traverse la rue aux Ours, large, on dirait un boulevard, je crains de perdre ma direction, que, par ailleurs, je ne connais pas. Je regarde autour de moi et à ma droite, au coin, je vois les deux vitrines des Éditions rosicruciennes. Elles sont éteintes, mais en partie avec la lumière des réverbères, en partie avec ma lampe de poche, je réussis à en déchiffrer le contenu. Des livres et des objets. Histoire des juifs, comte de Saint-Germain, alchimie, monde caché, les maisons secrètes de la Rose-Croix, le message des constructeurs de cathédrales, cathares, Nouvelle Atlantide, médecine égyptienne, le temple de Karnak, Baghavad-Gîta, réincarnation, croix et chandeliers rosicruciens, bustes d'Isis et d'Osiris, encens en boîte et en tablettes, tarots. Un poignard, un coupe-papier en étain au manche rond qui porte le sceau des Rose-Croix. Qu'est-ce qu'ils font, ils se moquent de moi?

    U. Eco, Le pendule de Foucault, Paris, livre de poche n° 4301, 1990, p. 610.

La ronde « endiablée » des sociétés sécrètes et initiatiques

 Dans la citation que nous venons de donner, on est presque saisi de vertige devant cette inventaire à la Prévert de toutes les formes et de tous les objets hétéroclites qui se pressent dans la vitrine de la librairie décrite. Avec son talent et son érudition sans pareils, l’auteur attire en fait notre attention sur l’une des propriétés les plus singulières (peut-être le plus grand et le plus intrigant de tous leurs mystères) que possèdent les sociétés secrètes et initiatiques, qui est celui de proliférer,  de s’auto-engendrer,  de s’interpénétrer par delà les siècles et les continents et de nous conférer, par contrecoup, la capacité prodigieuse (encore une fois posons-nous la question : et si c’est là que résidait leur véritable pouvoir surnaturel ?) de nous déployer tout à loisir nous aussi, enfin délivrés que nous sommes de toutes les contingences matérielles, à travers l’espace et le temps.

Donnons seulement quelques exemples parmi les plus éclairants :

Dès la plus haute antiquité, on trouve trace  dans  l’Égypte pharaonique comme aussi dans l’Inde ancienne, de regroupements extrêmement refermés sur eux-mêmes et gardant soigneusement de terribles secrets.

On sait en particulier que les cultes des déesses mères ou hermaphrodites -Isis en Égypte, Ishtar en Assyrie, Babylonie et à Sumer (où elle prit le nom d’Inanna) fut répandu dans tout le monde antique et qu’il subsista même au-delà de l’instauration du christianisme comme religion officielle de l’Empire romain.

Or il est frappant de constater que c’est ce même thème d’une féminité originelle et archaïque, voire de l’hermaphroditisme qui ré-affleure dans la plupart des sociétés secrètes de l’ère chrétienne et féodale avec ce très vaste mouvement politico-artistico-spirituel qui fut la Chevalerie favorisé par les contacts entre l’Occident et l’Orient lors des croisades.

La psychanalyse moderne, quelle soit freudienne ou junguienne pourrait bien entendu interpréter ces récurrences répétées sous les catégories du fantasme psychique ou de l’inconscient collectif, nous nous contenterons pour notre part de  constater et d’enregistrer cette scansion protéiforme qui fait réapparaître dans des langages et sous des formes qui changent avec les temps, les nations, les religions ci et là dominantes, les mêmes obsessions et aspirations depuis le Baphomet des Templiers jusqu’à la Marie-Madeleine du soi-disant Prieuré de Sion contemporain, en passant bien sûr par le culte marial ou par celui de la Dame éthérée de la lyrique courtoise.

De façon surprenante il semble bien que dans le monde de l’ésotérisme comme dans celui de la physique la plus positive : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »!

Ce foisonnement nous suggère de manière presque subliminale (peut-être cela procède-t-il d’ailleurs d’une volonté délibérée de quelque(s) manipulateur(s) tapis dans l’ombre et dont nous serions les involontaires jouets) l’existence d’une histoire parallèle et au fond éternellement recommencée dans laquelle s’affrontent des forces occultes de puissance presque égale qui des cultes mystériques les plus anciens nous mènent jusqu’aux théories complotistes les plus échevelées de notre époque où des sectes supposées comme celle des « Illuminati » conduisent en fait depuis quelque QG secret toute l’histoire du monde.

224263ee14558c0e312913e51b5e0a16e32ac5d0.jpg

Francisco Goya (1746-1828), « Le sabbat des sorcières », 1797-8, Madrid-Fondation Lázaro Galdiano

Cette bâtisse sise au 199bis de la rue Saint-Martin est en effet la propriété de l’A.M.O.R.C. (Antiquus Mysticusque Ordo Rosae Crucis- Ordre Ancien et Mystique de la Rose Croix) et s'étend sur un espace considérable.

Dans un récent manifeste datant de 2001 et récemment republié en 2012 intitulé Positio Fraternitatis Rosae Crucis (Manifeste de la Fraternité de la Rose Croix), voici comment les dirigeants actuels de l'Ordre se présentent aux profanes qui voudraient en savoir davantage, voire le rejoindre :

En cette première année du troisième millénaire sous le regard du Dieu de tous les hommes et de toute vie, nous, députés du Conseil suprême de la Fraternité rosicrucienne, avons jugé que l'heure était venue d'allumer le quatrième Flambeau R+C, afin de révéler notre position sur la situation actuelle de l'Humanité et mettre en lumière les menaces qui pèsent sur elle, mais aussi les espoirs que nous plaçons en elle.
Qu'il en soit ainsi!

Comme on le voit, c'est une véritable visée messianique de la plus haute ambition qui anime les hôtes de cet immeuble du centre de Paris.

Précisons que l'allusion au « quatrième Flambeau » concerne trois précédents manifestes par lesquels les Rose-Croix s’étaient fait connaître dans un passé déjà reculé, ce qui renforce encore la portée intentionnelle de celui qui nous est adressé, en tant que partie prenante de cette Humanité à la fois menacée de tragédies imminentes, mais aussi promise à des espérances tout aussi réelles et consistantes.

Le premier Flambeau ou Manifeste  fut constitué par la parution en 1614  dans la ville allemande de Cassel et au beau milieu d'un ouvrage touffu concernant une Réforme générale et commune du genre humain, d'un texte intitulé Fama Fraternitatis , adressé aux savants et dirigeants politiques de l'époque qui y sont appelés à favoriser par leur action une « Réforme Universelle ».

Le second, paru l'année suivante encore à Cassel (1615), est intitulé Confessio Fraternitatis. Il appelle cette fois l'ensemble des hommes à se régénérer en suivant la voie philosophico-mystique élaborée et prêchée par les rosicruciens.

Un an après encore (1616), le troisième texte curieusement intitulé Noces Chymiques de Christian Rosenkreuz paraît à Strasbourg et se présente sous la forme d'un récit allégorique s'étendant sur sept jours et relatant la préparation de noces  entre un roi et une reine, figurant le cheminement spirituel qui amène tout Initié à réaliser l'union entre son âme (la fiancée promise) et Dieu (son époux désiré) à l'instar de ce que présente aussi le livre biblique du Cantique des cantiques.

L'auteur de ce troisième manifeste est aujourd'hui unanimement identifié avec le théologien protestant du Würtenberg,  Jean-Valentin Andreae (1586-1654).

afc86bbce7ae8fe7d29c8edab84190385b6da6f4.jpg

Portrait de Jean-Valentin Andreae (1586-1654)

Mais, loin de se contenter de l'Allemagne, les mystérieux instigateurs de ce mouvement prétendant surgir de la nuit des temps, ne manquèrent pas de se manifester à Paris, où un matin de janvier 1622 ils annoncèrent en apposant des placards (affiches) sur les murs de la ville aux habitants ébahis qu'ils faisaient désormais « séjour visible et invisible  en cette ville par la grâce du très-haut », réitérant l'annonce de leur présence par le même moyen l'année suivante en 1623.

Quant à ce  Christian Rosenkreutz, si l'on admet qu'il a existé et n'est pas une pure et simple création de l'auteur des Noces chymiques que nous venons de mentionner,  il aurait été un savant alchimiste, mort à l'âge canonique de 106 ans en 1484, qui aurait accumulé un savoir fabuleux lors de son voyage en Terre Sainte et aurait notamment été, comme on le dit de Nicolas Flamel,  initié aux connaissances secrètes et immémoriales d'un savoir universel remontant à l'Égypte pharaonique, à la Kabbale hébraïque et à la science arabe.

Passé en Espagne, C.R. (le plus souvent désigné par les membres de l'Ordre par ses initiales), aurait alors tenté de diffuser ses connaissances mais s'étant heurté à l'incompréhension, voire à l'hostilité menaçante de ses interlocuteurs, il serait revenu en Allemagne où il aurait fondé dans le plus grand secret l'Ordre rosicrucien.

Ses disciples auraient reçu de lui la mission de faire resurgir son enseignement très précisément 120 ans après sa mort (en 1604) en ouvrant son tombeau contenant les instruments et les documents nécessaires à l'établissement d'un projet destiné au Salut général du genre humain contre tous les dogmes et les distorsions que lui ont fait subir les Institutions politiques et religieuses officielles.

Mais selon certains disciples (dont précisément ceux de l'A.M.O.R.C.) se réclamant de l'héritage rosicrucien, C.R. ne serait qu'un symbole, incarnant de façon tangible et humaine le cheminement tourmenté du Savoir et de la Vérité atemporelle puisque d’origine divine, pour faire accéder, par l'intermédiaire de quelques hommes d'exception relayant leurs efforts dans le cours des siècles, l'ensemble de notre espèce au Salut auquel la destine en dernière instance le Dieu absolu « de tous les hommes et de toute vie » pour reprendre l'expression significative employée dans le message du quatrième « Flambeau » de 2001.

Mais revenons à l'une des obédiences de ce mouvement aux ramifications multiples s'étendant aussi bien dans le temps que dans l'espace, dont la présence physique nous a arrêtés à cette hauteur de notre rue Saint-Martin.

L'A.M.O.R.C. a été fondé  (il serait plus juste, d'ailleurs, pour toutes les raisons invoquées ci-dessus, d'employer plutôt ici le participe passé re-fondé) par un américain Harvey Spencer Lewis (1883-1939) qui, à l'issue de diverses recherches spirituelles menées dans sa jeunesse, fut initié en France au rosicrucianisme, dans les environs de Toulouse, en 1909.

7aff0c3c06fb7ea55930ab852c9e5d34038d1376.jpg

Harvey Spencer Lewis (1883-1939)

C'est ensuite, à la veille de la première Guerre mondiale, en 1913, qu'il entra en relation avec un martiniste parisien  nommé Eugène Dupré qui  avait été le disciple de Gérard d'Encausse, mieux connu sous le nom de Papus.
Papus et ses disciples avaient pour siège de leurs multiples activités d'enseignement et d'initiation la ville de Paris, où H. Spencer Lewis se rendit à plusieurs reprises, aussi n'est-il pas étonnant que l'Ordre ait choisi cet emplacement comme lieu de diffusion de ses activités.

Parvenus au seuil de ce centre, nous nous efforcerons de demander avec la plus grande courtoisie, s'il est possible de voir, au premier étage de l'édifice,  le portail du Temple égyptien baptisé bien entendu du nom de Christian Rosenkreuz qui a été construit à l'intérieur pour abriter les cérémonies liturgiques auxquelles les profanes ne sont pas admis.

En revanche, nous pourrons sans doute visiter les diverses salles de réunion que l'A.M.O.R.C. loue d'ailleurs à l'occasion à des associations ou des privés et qui portent toutes des noms significatifs : salle Nicolas Roerich, peintre russe et rosicrucien qui fut candidat au Prix Nobel de la Paix en 1929 ; salles portant le nom de villes d'Égypte : Dendérah, Héliopolis, Louxor  et de la fameuse reine  Néfertiti.

Une dernière information curieuse nous permettra de mesurer l'implantation de l'Ordre dans la vie parisienne. Le 20 avril 2013 a été en effet célébrée, à l'occasion du soixantième anniversaire de son décès, une personnalité qui symbolise par sa vie et sa carrière ce qu'on peut considérer comme l'âme la plus authentique de Paris, il s'agit d'Edith Giovanna Gassion, universellement connue et célébrée sous le nom de la « môme Piaf » et dont ignore souvent qu'elle fut membre jusqu'à sa mort, de l'A.M.O.R.C. à laquelle elle dédia une de ses chansons intitulée « Soudain une vallée », œuvre du compositeur Jean Dréjac, lui aussi membre de l'Ordre.

Coup d'œil: "Le défenseur du Temps" En traversant la rue aux Ours, nous rencontrons sur le trottoir de gauche la rue Bernard de Clairvaux ...

En traversant la rue aux Ours, nous rencontrons sur le trottoir de gauche la rue Bernard de Clairvaux (un des rédacteurs des statuts de l’Ordre des Templiers qu’il défendit contre ses détracteurs au Concile de Troyes de 1128) laquelle nous mène dans le tout récent Quartier de l’Horloge bien connu pour sa sculpture contemporaine intitulée « Le Défenseur du Temps » dont les quatre Automates, représentant  respectivement un homme armé d’un glaive et d’un bouclier luttant tour à tour contre trois animaux allégoriques (un oiseau, un dragon et un crabe) représentant, eux, l’air, la terre et l’eau.

Ironie du sort ou humour volontaire, le mécanisme étant aujourd’hui en cours de réfection, on peut lire ce curieux avertissement qui semble attirer notre attention sur une des dimensions métaphysiques du Temps :

En attente de restauration, après une longue période d’arrêt, l’automate ne fonctionne pas pour un temps indéterminé 

d8d355ae37f811ef7e7a98414d08b09ae95d0cd2.jpg

Jacques Monestier (1939 - ), Le Défenseur du Temps, 1979

En ressortant sur la rue Saint-Martin sur le trottoir de gauche au n°96, nous saluerons au passage la demeure natale de Gérard de Nerval, dont  nous aurons à reparler bientôt.

Nous voici bientôt devant le Centre Georges Pompidou, dont la tuyauterie bigarrée évoque une raffinerie de pétrole ou une usine à gaz et dont le modernisme fut en son temps jugé outrancier, voire blasphématoire dans ce vénérable quartier du vieux Paris.

Faisons une halte bienvenue au café « Beaubourg », où nous pourrons alors en sirotant la boisson de notre choix, nous laisser aller à la rêverie suggestive à laquelle se livre Casaubon (encore lui !)  qui, dans son errance hallucinée de la fin du roman, en arrive à prêter une signification initiatique même à ce monument pourtant d'une criante modernité :

A présent, je passe devant Beaubourg. Dans la journée, c'est une fête villageoise, à cette heure la place est presque déserte, des groupes épars, silencieux et endormis, de rares lumières venues des brasseries d'en face. C'est vrai. De grandes ventouses qui absorbent de l'énergie terrestre. Peut-être les foules qui le remplissent le jour servent-elles à fournir des vibrations, la machine hermétique se nourrit de chair fraîche.
Umberto Eco,Le pendule Foucault, op. cit., p. 610.

logo.png