Le café Tournon
During that spring [1956], the café Tournon became the most celebrated café in all of Europe. All of us vocal blacks collected there to choose our white woman for the night.
Chester Himes
L'après guerre en Europe fut certainement une bien étrange période. Il ne restait plus grand chose des vieilles villes, dont la plupart avaient été ravagées par les bombardements. On voulait, et on n'avait pas vraiment le choix, recommencer tout à zéro. L'énergie qui a boosté toute une génération ne venait pas du bonheur, mais du désespoir qui a suivi la guerre. Et pourtant ce fut une énergie qui a puisé sa force dans la fraîcheur de la jeunesse, dans la beauté d'un nouveau rêve, d'un autre monde. Paris est alors le centre culturel d'Europe. Elle attire les artistes, les écrivains, les stars du cinéma et du jazz du monde entier. Elle a cette force inexplicable, cette propulsion dynamique par laquelle on ne peut pas y résister. On est appelé par elle, attiré, séduit. C'est autour de ses cafés que les expatriés gravitent, et en particulier le café Tournon, établissement qui devient le lieu de rassemblement de toute une génération d'écrivains émigrés afro-américains, tous entraînés par la même force d'attraction de la ville.
Pendant les années cinquante, on y retrouve Chester Himes, qui avait déjà fait sept ans de prison (il devait en faire vingt…). Jusqu'à alors ses livres n'avaient pas eu beaucoup de succès. A Paris, il rencontre Marcel Duhamel, fondateur de la Série Noire aux Éditions Gallimard. Il suit ses conseils et commence à écrire des romans policiers, sans laisser de côté le sujet central des ses écrits, la violence et le racisme contre les Noirs. En 1958, son roman La Reine des pommes reçoit le Grand prix de littérature policière. A ses côtés, il y a aussi James Baldwin, qui partage avec lui la volonté de dénoncer la situation des afro-américains aux États-Unis, et Richard Wright, qui avait fui l'Amérique en 1946 pour s'échapper aux poursuites des maccarthystes menées contre les communistes. A Paris, Wright rencontre Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Il prend la nationalité française et rejoint le combat pour l'indépendance des peuples coloniaux, et notamment la lutte du peuple algérien.
Aux tables du café Tournon viennent aussi William Gardner Smith, le peintre Beauford Delaney et le sculpteur Harold Cousins. C'est surtout Olivier Harrington, un caricaturiste américain et un grand charmeur, qui réunit au Tournon tous ces esprits libres qui avaient fuit l'Amérique, où à l'époque dominait une mentalité conventionnelle, puritaine et marquée par un fort racisme, politique et sociale.
C'est aussi au Tournon qu'on peut découvrir le jazz d'outre-océan, avec l'arrivée en ville de l'orchestre de Duke Ellington, qui y fit ses premiers débuts et déclencha ainsi la passion du jazz qui s'empara de tout le Quartier latin.
Toujours venu d'Amérique, George Plimpton, écrivain, acteur et l'un des fondateurs du célèbre journal The Paris Review, choisit le café Tournon comme lieu de prédilection pour écrire et y rencontrer ses compatriotes. On y trouve aussi Elisabeth Gille et sa sœur Denise Epstein, les deux filles du célèbre auteur russe Irène Nemirowsky, dont Élisabeth, elle-même écrivain, traductrice et directrice littéraire, qui a fait publier à titre posthume en 2004 le best-seller Suite française.
En 1974, Michel Deville décide de tourner au café Tournon Le Mouton Enragé, avec Jean-Pierre Cassel, Romy Schneider et Jean-Louis Trintignant. Le café devint une vedette, et apparaît aussi dans le roman de Patrick Modiano, Le Café de la Jeunesse Perdue ainsi que dans son roman vaguement autobiographique Un cirque passe, dans lequel il décrit bien l'ambiance du café au début des années '60 (plus précisément en 1963):
J'ai choisi une place au fond de la salle du Tournon. L'année précédente, ce café avait été pour moi un refuge quand je fréquentais le Lycée Henri-IV [...]. J'y observais un client assidu, l'écrivain Chester Himes, toujours entouré de musiciens de jazz et de très jolies femmes blondes.
Ce n'est peut-être par ailleurs pas un hasard, car le Tournon avait bénéficié dès les début d'une bonne étoile : l'écrivain Joseph Roth avait en effet vécut au-dessus du café de 1937 à 1939, et l'immeuble porte encore une de ses citations mémorables : « Si vous n'avez pas été à Paris, alors vous êtes seulement une demi-personne ».