Le Grand Commun


Nous nous trouvons maintenant devant le Grand Commun, un édifice achevé en 1686 par Jules Hardouin-Mansart et conçu pour servir de dépendance directe au château de Versailles. Services, offices et logements de fonction y prenaient place, à mesure que le château s’agrandissait et que la cour s’y installait, de plus en plus nombreuse. Situé sur l’ancienne salle du jeu de Paume de Louis XIII, elle-même élevée sur les fondations d’un cimetière du haut Moyen-âge, le Grand Commun est l’un de ces bâtiments méconnus du grand public qui, pourtant, revêtait une importance capitale dans la vie de cour à Versailles aux XVII et XVIIIe siècles. En effet, si l’art des senteurs parfumées se développe au point de devenir un emblème du royaume de France, le plaisir du goût n’est pas abandonné pour autant.

Une organisation militaire

Délaissés sous Louis XIII après les fastes de la Renaissance, les arts du goût et de la table retrouvent leurs lettres de noblesse avec l’arrivée au pouvoir de Louis XIV. Le Grand Commun est l’un des symboles de cette importance culinaire. Il hébergeait, et ce dès 1686, la Maison du Roi, une administration domestique instituée et règlementée tout d’abord par Henri III, puis par Colbert. Elle comporte trois divisions connues sous les appellations de maison militaire, maison ecclésiastique et maison civile. Cette dernière se scinde à son tour en plusieurs départements dont celui du service de la Bouche, le plus important en termes de personnel. C’est le premier maître d’hôtel qui la dirige, suivi de toute une armée de gentilshommes servants, chambellans et officiers de tout poil à qui l’on attribue les charges en fonction de leur rang social.
Christophe Blanquie, dans son article « Dans la main du Grand maître » (extrait de Les offices de la maison du roi, 1643-1720, in Histoire & Mesure, 1998, volume 13) explique ainsi le fonctionnement hiérarchique de cette administration de prestige :
« La maison du roi rassemble les officiers domestiques énumérés dans l'état de la maison du roi, qui servent effectivement le monarque et sont employés dans des charges auprès de lui. Ils sont placés sous l'autorité et la prééminence du Grand maître de France, qui arrête cet état et le soumet chaque année à la signature du souverain. Le Grand maître administre la maison du roi; il établit les quartiers des officiers, leur assigne leurs devoirs. (…) La charge du Grand maître [que l'on l'assimile aux anciens maires du palais] est peut-être la plus ancienne de la maison du roi (…). Le Grand maître a en principe la haute main sur toute la maison du roi, de ses plus hautes charges à ses plus humbles offices (…). »

Le service de la Bouche, aussi appelé Maison-bouche, se compose de sept offices, à savoir le gobelet (qui assure le service et le changement des verres), la cuisine-bouche (pour le service du roi uniquement), la paneterie (provision et distribution du pain), l’échansonnerie (service des boissons, notamment du vin), la cuisine-commun (service des officiers de la Maison-bouche), la fruiterie (service du fruit à la fin du repas) ou encore la fourrière (service du bois et du chauffage). Chaque division s’adresse soit à la Bouche, c’est-à-dire au service direct du roi, soit au Commun, autrement dit les commensaux au service des servants du roi. Si l’on considère souvent que Louis XIV a mis en place une véritable monarchie administrative, les arts culinaires n’ont pas échappé non plus à cette manie de l’ hyper-hiérarchisation des fonctions et des charges. Le Grand Maître de la maison du roi, sorte de premier serviteur du roi, est à son tour servi par des maîtres d’hôtels et chambellans, qui ont à leur tour leurs propres maîtres d’hôtels ainsi qu’une armée d’officiers. En cuisine, les fonctions aussi sont clairement attribuées ; ainsi, on pourra distinguer le hâteur, officier chargé des viandes rôties, du galopin qui se contente lui de tourner les broches au service du hâteur. Il est donc aisé d’imaginer que le Grand Commun était un lieu à l’activité permanente, animé par des centaines de petites mains qui s’affairaient de jour comme de nuit pour servir au mieux le maître des lieux ; le Roi Soleil. 

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Jacques-François Blondel, Elévation du Grand Commun

La gastronomie à l’image de la monarchie

Comme tout ce qui se rapportait au service du roi, les mets présentés à ce dernier étaient également d’une qualité rare, preuve de la toute puissance du souverain et de l’excellence qui l’entourait. Impressionner, surprendre et surpasser ; voilà ce à quoi le Roi aspirait lorsqu’il conviait des hôtes de marque dans son palais de Versailles. A l’image de son réveil, de sa toilette ou encore de son coucher, le dîner du Roi était également un évènement public auquel assistaient quelques privilégiés conviés pour l’occasion. Dans la salle du Grand Couvert, dans l’antichambre de la Reine ou dans celle du Roi, selon les époques et les humeurs de ce dernier, le dîner était servi publiquement, afin que chaque noble, chaque courtisan ou chaque curieux de passage à Versailles convié pour l’évènement puisse témoigner ensuite de l’incroyable variété des plats servis à la table royale, preuve de la richesse incommensurable du maître des lieux. Véritable cérémonial, le Grand Couvert se déroulait selon des règles strictes, où les maîtres d’hôtel, les serviteurs et les officiers, d’habitude afférés au Grand Commun, entraient enfin dans la lumière, le temps d’un dîner au service de Sa Majesté.

Le festin quotidien se déroulait selon plusieurs étapes immuables ; les services. Très nombreux, les mets présentés au Roi étaient organisés par catégories. On pouvait ainsi par exemple voir se succéder les entrées et les potages, puis les rôtis et les salades, ensuite le service des entremets, et enfin le service du fruit, où une multitude de fruits exotiques étaient apportés en abondance au souverain, témoignant de la capacité de ce dernier à s’approvisionner en fruits rares et même parfois inconnus tout au long de l’année. Pour chacun des services, il faut bien sûr imaginer un nouveau bataillon d’officiers de la Bouche, toujours prêt à parer à toute exigence du Roi. Certains témoignages affirment que pour certaines occasions, jusqu’à 250 mets pouvaient être présentés en cinq services ! Roi Soleil mais avant tout humain, Louis XIV ne se délectait évidemment pas de tout ce qu’on lui apportait, mais avait ainsi l’embarras du choix, un privilège rare dans le royaume en cette fin du XVIIe siècle. Un dicton anonyme de l’époque résume d’ailleurs parfaitement cet état d’esprit : « Qui ne gaspille pas n'est qu'un manant ou un boutiquier ». Autrement dit, le vrai luxe, c’est d’avoir le choix !

André Félibien, historiographe contemporain de Louis XIV, nous livre un témoignage détaillé du repas mémorable organisé par le roi le 18 juillet 1668 à Versailles, pour célébrer la paix d’Aix-la-Chapelle, repas connu sous le nom de Grand divertissement royal :
« Les organiseurs de la fête de 1668 eurent l’ordre de tirer le maximum de profit des jeux d’eau qui faisaient l’originalité des jardins royaux. La famille royale et la cour débouchèrent, sous les regards de nombreux curieux sur les lieux de la collation : l’une des tables représentait une montagne, une autre la façade d’un palais, une troisième table était chargée de pyramides de confitures sèches, une autre encore de vases remplis de toutes sortes de liqueurs et la dernière estoit composée de caramels » (extrait de Les Divertissements de Versailles donnez par le roy à toute sa cour au retour de la conqueste de la Franche-Comté, Imprimerie royale,‎ 1676)

Bien sûr, après la « collation », suivirent un spectacle, un bal et un feu d’artifice. Le repas devient ainsi le prétexte à de grandes fêtes magnifiques où le Roi étale ainsi sa richesse et assoit sa toute-puissance.

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Dîner du roi à l'hôtel de ville de Paris en 1668

A table, tout devait être absolument parfait. De la cuisson des aliments à leur présentation, sans oublier leur service. C’est ici, à la table de Louis XIV, qu’est réellement né le « service à la française ». Il s’agit de placer en même temps les plats sur la table afin que chaque convive se serve individuellement, jusqu’à ce qu’un autre service, c'est-à-dire une autre vague de mets, vienne succéder au précédent. Cette nouvelle disposition des mets devient possible grâce au fait qu’à partir du XVIIe siècle, les convives commencent à s’installer tout autour de la table, et non plus d’un seul côté comme le voulait l’usage auparavant. Pourtant, le service est bien plus complexe qu’il n’en a l’air. En effet, il ne s’agit pas seulement de poser des plats au centre d’une table. Chaque service devait avoir une logique et être présenté d’une manière réfléchie et ordonnée, comme en témoigne notamment le plan du service de viande réalisé par un des maîtres d’hôtels du Roi à Marly en 1699. A l’image des jardins « à la française », le service a la française induit lui aussi l’idée de symétrie sur les tables les plus fortunées. Malgré cette quête de la perfection, on notera cependant que le partage des couverts était toujours de mise, le développement des couverts individuels intervenant plus tardivement. 

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Plan du service des viandes, 1699
Archives de la ville de Versailles

C’est également avec Louis XIV que nait un emblème de la France dont nous avons hérité : la gastronomie française. Il ne convient pas seulement de bien nourrir le Roi, il faut avant tout le combler d’excellence. Et comme pour tout, l’excellence vient avant tout de la qualité du savoir-faire. C’est réellement au XVIIe siècle que la gastronomie va atteindre le rang d’art à part entière. L’art culinaire est en effet en plein développement. Partout dans le royaume, les nobles veulent copier dans leur demeure ce qu’ils ont vu ou entendu de la cour de Versailles. On sélectionne les meilleurs cuisiniers, pâtissiers, rôtisseurs, et sauciers pour transformer des matières premières de qualité en de véritables chefs-d’œuvre. Jardiniers, bouchers et pêcheurs deviennent aussi des membres actifs de cet engrenage vers l’excellence, car on ne leur demande plus seulement de fournir des aliments, on leur demande de fournir des matières premières novatrices, audacieuses et surtout, d’une qualité inégalable. C’est avant tout en cela que nait la gastronomie française ; une quête d’excellence de la récolte au festin, où les savoir-faire les plus minutieux s’apparentent à des arts précieux. 

Une révolution culinaire

Louis XIV était connu pour être un fin gourmet, on dit d’ailleurs qu’il préparait lui-même son chocolat chaud, une boisson rare et novatrice dans la France du XVIIe siècle. Il faisait également des suggestions au Maître d’hôtel concernant les mets qu’il souhaitait voir servis à sa table. L’art culinaire sous Louis XIV rompt réellement avec les traditions médiévales où les épices étaient privilégiés. C’est réellement à partir de la publication en 1651 du Cuisinier François par François Pierre de La Varenne que la gastronomie française va prendre du gallon, jusqu’à devenir ce symbole du raffinement et de la perfection que l’on nous envie toujours aujourd’hui. Pour la première fois, toutes les inventions culinaires sont réunies dans cet ouvrage de référence méthodique où, pour cuisiner, il convient simplement de suivre à la lettre des règles et des principes. C’est la naissance du livre moderne de recettes. Premier ouvrage de cuisine à avoir été traduit en anglais et édité à maintes reprises jusqu’en 1815, il fit de son auteur une référence absolue en matière de gastronomie française.

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François Pierre de La Varenne, Le cuisinier François, 1651

Autre personnage ayant marqué la postérité : Vatel. Il n’a jamais été réellement au service du Roi Soleil, puisque, apeuré par la disgrâce de son maître Nicolas Fouquet, il préféra s’exiler avant de revenir en France au service du prince de Condé à Chantilly. Il y a pourtant fort à penser qu’il aurait pu devenir aussi célèbre que Lully ou Le Nôtre dans leurs arts respectifs, puisque Louis XIV, après avoir fait emprisonner Fouquet, avait appelé à son service plusieurs figures majeures de Vaux-Le-Vicomte, qui entrèrent ensuite définitivement dans la légende en œuvrant à Versailles, comme par exemple Le Brun, Le Vau et Le Nôtre. Cependant, son talent sera tout de même reconnu par Louis XIV lorsque ce dernier se rendra dans le château du prince de Condé une dizaine d’années plus tard, pour une réception de trois jours pour laquelle Vatel avait eu la charge de nourrir plusieurs milliers de personnes. Auteur d’aucun ouvrage et créateur d’aucune recette, ni même de la crème Chantilly qu’on lui attribue si souvent à tort, c’est malheureusement pour sa mort romanesque qu’il est resté dans la postérité, et non pour ses qualités indéniables de cuisinier. Traumatisé par une série de malchances le premier soir du dîner organisé pour le Roi à Chantilly, Vatel s’est en effet suicidé pour éviter la disgrâce, malgré le réconfort du prince de Condé, comme l’explique la Marquise de Sévigné dans une de ses lettres adressée à sa fille en 1671 :
« Monsieur le Prince alla jusque dans sa chambre et lui dit:
-Vatel, tout va bien, rien n'a été si beau que le souper du roi."
Il lui dit : -Monseigneur, votre bonté m'achève : je sais que le rôti a manqué à deux tables.
-Pointe du tout, dit Monsieur le Prince, ne vous fâchez point, tout va bien (…)
-Monsieur, je ne survivrai pas à cet affront-ci j'ai de l'honneur et de la réputation à perdre. (…)
Vatel (…) met son épée contre la porte, et se la passe au travers du corps, mais ce ne fut qu'au troisième coup, car il s'en donna deux qui n'étaient pas mortels; il tombe mort. »

Louis XIV ne manquera pas de saluer le « sens de l’honneur » de Vatel. Certaines sources vont même jusqu’à affirmer que le Roi en aurait pleuré de chagrin. Toujours est-il que la fête, elle, n’a pas été interrompue et il semble que malgré la mort de son organisateur, peu de choses manquèrent aux tables les deux soirs suivants.

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Artiste inconnu, XIXe siècle, Le suicide de François Vatel

Les arts de la table en question

Génériquement, les arts de la table renvoient avant tout à la vaisselle utilisée lors des repas. La table de Louis XIV était d’ailleurs pourvue des plats et des assiettes les plus luxueuses de leur temps. Or, argent, vermeil ; les orfèvres s’appliquent à créer des contenants toujours plus raffinés mais également toujours plus adaptés. On invente des nouvelles formes par exemple, notamment pour essayer de garder au mieux la chaleur. Seuls les verres restent très simples, mais n’étant amenés à la table qu’à la demande et retirés aussitôt après avoir été vidés, on n’accorde finalement que peu d’importance à leur décoration. Malheureusement, toute cette vaisselle n’aura finalement été qu’éphémère puisque, suite à plusieurs défaites militaires et face au besoin grandissant de nouveaux financements pour la guerre de Trente Ans qui semble ne jamais prendre fin, les éléments en métaux précieux seront fondus à cet effet. 

Cependant, les arts de la table, au XVIIe siècle, ne se rapportent pas seulement à la vaisselle. L’art de la table c’est aussi l’art d’être à table. Aussi voit-on fleurir à cette époque de nombreux traités de civilité enseignant les usages qu’il convient d’observer à table. Plus que de simples conseils, il s’agit en réalité de véritables ordres visant à « imposer un contrôle des pulsions, une dissimulation des émotions et des sentiments et une maîtrise des gestes et du corps ». Impossible de se « relâcher » à table. Au contraire, là plus qu’ailleurs, il convient d’être maître de soi, afin que les ôtes qui vous entourent ne devinent rien de ce que vous pensez. Dans son Nouveau traité de civilité publié en 1714, Antoine de Courtin dicte par exemple qu’il est « malséant de toucher le poisson avec le couteau » ou encore que « se lécher les doigts est le comble de l’impropreté ». Plus tard, en 1729, alors que l’importance de la table se perpétue sous Louis XV, De La Salle explique par exemple dans son traité : « c’est à la personne la plus qualifiée de la compagnie à déplier sa serviette la première, et les autres doivent attendre qu’elle ait déplié la sienne pour déplier la leur ». Ainsi, toute personne instruite est capable de bien se comporter à une table de la noblesse. 

Plus on avance dans le temps et moins la table ne reste un prétexte au faste. On remet en question le cérémonial qu’implique chaque repas. Les mœurs évoluent, l’Etiquette aussi, et l’on cherche maintenant plus d’intimité, ou du moins, plus de discrétion. En effet, on invente notamment la déserte, ce petit meuble qui vient remplacer les serviteurs indiscrets. Surnommé « le serviteur muet » - et nous pourrions rajouter sourd – ce petit meuble s’invite notamment dans les soupers du XVIIIe siècle, ces repars tardifs en petits comités. Les maisons nobles vont également peu à peu s’agrémenter de monte-charges, permettant ainsi de se passer des serviteurs. Moins cérémonial et plus intime, le repas évolue avec son temps, jusqu’à devenir, au fil des années, totalement privé. 

La gastronomie n’étant rien sans des produits de qualité, nous allons maintenant nous diriger vers le Potager du Roi, un lieu resté inchangé depuis le XVIIe siècle et inscrit avec le domaine de Versailles sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. 

Pour accéder au Potager du Roi, descendez la rue de l'Indépendance Américaine jusqu'à la rue de l'Orangerie. Ceux qui le souhaitent peuvent se diriger sur la droite pour apercevoir par la grille l'escalier des Cent Marches de l'Orangerie du château. Revenez ensuite sur vos pas et remontez sur une centaine de mètres la rue de l'Orangerie. Puis traversez et tournez à droite pour prendre la rue de la Quintinie qui se prolonge ensuite sur la rue Hardy. A la fin de la rue, tournez à droite et remontez sur une dizaine de mètres la rue du Maréchal Joffre jusqu'à l'entrée du Potager du Roi au numéro 10. 

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