Le café d'Harcourt
Des manifestations étudiantes avaient éclatées le premier juillet 1893, à la suite de la condamnation des organisateurs et de quelques invités du bal des Quat-z’arts, grande fête carnavalesque qui réunissait les étudiants en architecture, peinture, sculpture et gravure de l’École des Beaux-Arts de Paris. Cette année-là, au cours de la soirée qui eut lieu au Moulin Rouge, le bal fit scandale. Une Cléopâtre nue défila entourée de jeunes filles. Mona, une modèle artistique, improvisa un lent effeuillage en musique elle est considérée aujourd’hui encore comme l’inventrice du strip-tease). Le bal se termina en une grande orgie. Les organisateurs furent dénoncés pour attentat à la pudeur. Cette mesure déclencha des protestations dans tout Paris. Le jour d’après, le 2 juillet, la soirée était déjà avancée, lorsque les étudiants, après avoir protesté sous les fenêtres de l’habitation du Sénateur Bérenger, regagnèrent le quartier de Saint-Michel. C’est alors que l’émeute éclata, notamment au café d’Harcourt. Pendant ce temps, un jeune homme de 22 ans, insouciant de ce qui était en train de se passer dans Paris, s’assit à la terrasse du café en compagnie d’un ami. Ancien sergent-major, il venait d’achever son service militaire et habitait une rue proche. La nuit devint soudainement plus sombre que d’habitude. L’air trembla. La rue où se trouvait le café d’Harcourt, à l’angle du 47 boulevard Saint-Michel et du 8 place de la Sorbonne, fut envahie par des cries et des hommes. Les tables, les chaises et les assiettes volèrent jusqu’au ciel. À un certain moment, une porte-allumettes lancée au milieu de la bagarre tua un jeune homme, Antoine Nuger. Atteint à la tête, il tomba immédiatement.
Par sa proximité avec la Sorbonne, le café fut souvent le lieu des rencontres, de révoltes, des mouvements d’étudiants qui venaient s’y réfugier quand ils étaient persécutés par la police. C’était un endroit qui respirait la résistance, la rébellion et la lutte, comme il y en a parfois à Paris, un de ces endroits qui peuvent effrayer, mais qui donnent aussi du courage, car ils entraînent les foules et les révolutions.
La culture y avait aussi sa place. C’est ici que le 18 mai 1896 se tint le dîner pour fêter le premier numéro du Centaure, revue luxueuse de littérature et d’art, la même qui publia dans son deuxième numéro la nouvelle Monsieur Teste de Paul Valéry. Ce soir-là, au café d’Harcourt, Valéry est en très bonne compagnie : Colette et Willy se promènent entre les tables, avec Marcel Schwob, Debussy, Vallette et Rachilde, Lord Alfred Douglas (ami d’Oscar Wilde) et l’habitué du quartier, Léon-Paul Fargue.
Dans les mêmes années, Alphonse Daudet vient y faire sa partie de bésigue avec Charles Cros, le fondateur du deuxième cercle de zutisme, ensemble de poètes qui se réunissait à l'Hôtel des Étrangers, rue Racine. Frank Wedekind, pendant son premier séjour à Paris à partir du mois de mai 1892, en est aussitôt un assidu. Dans son journal, à la date du 4 mai, on peut lire qu’il y passe toute la soirée. Tandis qu’il écrit sa pièce Le Vase de Pandore, il aime se rendre dans ce café après minuit. C’est là qu’il va souper avec ses amis ou avec sa maîtresse Rachel.
Avant la première guerre mondiale on y retrouve aussi de temps en temps les révolutionnaires russes: Lénine, Martov et Trotski se lancent dans des discussions politiques animées.
Le café d’Harcourt connaît une grande ferveur pendant les années trente, avant sa fermeture, en 1940, durant l’occupation allemande, après la suppression de la révolte de certains étudiants de l’Université. Les Nazis décident d’y installer une librairie spécialisée dans la littérature collaborationniste, qui ouvre ses portes l’année d’après, en 1941. Cela devait être l’endroit officiel de la capitale, où on pouvait s’informer et suivre les plans militaires et les victoires des Allemands sur le front. Le projet aboutit toutefois à une défaite. Rapidement ce qui fut auparavant le café d’Harcourt eut la renommé d’être le lieu le plus désert de Paris : seuls les militaires allemands y mettaient les pieds. Le lieu résista aussi à la défaite des nazis et devint un centre de l’anticonformisme et de la résistance.
Conseil de lecture : Georges Simenon utilise le décor du café d’Harcourt et son atmosphère dans Le Grand Bob.