« L'épopée rue Saint Denis »
La maison qui fait l'angle, actuellement un magasin de vêtements, était autrefois un cabaret qui s'appelait Corinthe à l'époque où se déroule Les Misérables – cette maison était encore un cabaret dans les années 1980 avec pour enseigne « Au Vouvray ». Victor Hugo, dans la description de la topographie des lieux, insiste sur l'aspect étroit des rues qui s'enchevêtraient entre elles, et qui offraient alors un terrain inespéré pour y ériger une barricade :
Les personnes qui voudront se représenter d'une manière assez exacte les pâtés de maisons qui se dressaient à cette époque près la pointe Saint-Eustache, à l'angle nord-est des halles de Paris, où est aujourd'hui l'embouchure de la rue Rambuteau, n'ont qu'à se figurer, touchant la rue Saint-Denis par le sommet et par la base les halles, une N dont les deux jambages verticaux seraient la rue de la Grande-Truanderie et la rue de la Chanvrerie et dont la rue de la Petite-Truanderie ferait le jambage transversal. La vieille rue Mondétour coupait les trois jambages selon les angles les plus tortus. Si bien que l'enchevêtrement dédaléen de ces quatre rues suffisait pour faire, sur un espace de cent toises carrées, entre les halles et la rue Saint-Denis d'une part, entre la rue du Cygne et la rue des Prêcheurs d'autre part, sept îlots de maisons, bizarrement taillés, de grandeurs diverses, posés de travers et comme au hasard, et séparés à peine, ainsi que les blocs de pierre dans le chantier, par des fentes étroites.
Nous disons fentes étroites, et nous ne pouvons pas donner une plus juste idée de ces ruelles obscures, resserrées, anguleuses, bordées de masures à huit étages. Ces masures étaient si décrépites que, dans les rues de la Chanvrerie et de la Petite-Truanderie, les façades s'étayaient de poutres allant d'une maison à l'autre. La rue était étroite et le ruisseau large, le passant y cheminait sur le pavé toujours mouillé, côtoyant des boutiques pareilles à des caves, de grosses bornes cerclées de fer, des tas d'ordures excessifs, des portes d'allées armées d'énormes grilles séculaires. La rue Rambuteau a dévasté tout cela.
Le nom Mondétour peint à merveille les sinuosités de toute cette voirie. Un peu plus loin, on les trouvait encore mieux exprimées par la rue Pirouette qui se jetait dans la rue Mondétour.
Le passant qui s'engageait de la rue Saint-Denis dans la rue de la Chanvrerie la voyait peu à peu se rétrécir devant lui, comme s'il fût entré dans un entonnoir allongé. Au bout de la rue, qui était fort courte, il trouvait le passage barré du côté des halles par une haute rangée de maisons, et il se fût cru dans un cul-de-sac, s'il n'eût aperçu à droite et à gauche deux tranchées noires par où il pouvait s'échapper. C'était la rue Mondétour, laquelle allait rejoindre d'un côté la rue des Prêcheurs, de l'autre la rue du Cygne et la Petite-Truanderie. Au fond de cette espèce de cul-de-sac, à l'angle de la tranchée de droite, on remarquait une maison moins élevée que les autres et formant une sorte de cap sur la rue.
C'est dans cette maison, de deux étages seulement, qu'était allégrement installé depuis trois cents ans un cabaret illustre. […] L'endroit étant bon, les cabaretiers s'y succédaient de père en fils. […]
La salle du premier, où était « le restaurant » était une grande et longue pièce encombrée de tabourets, d'escabeaux, de chaises, de bancs et de tables, et d'un vieux billard boiteux. On y arrivait par l'escalier en spirale qui aboutissait dans l'angle de la salle à un trou carré pareil à une écoutille de navire.
Cette salle, éclairée d'une seule fenêtre étroite et d'un quinquet toujours allumé, avait un air de galetas. Tous les meubles à quatre pieds se comportaient comme s'ils en avaient trois. Les murs blanchis à la chaux n'avaient pour tout ornement que ce quatrain en l'honneur de mame Hucheloup :
"Elle étonne à dix pas, elle épouvante à deux.
Une verrue habite en son nez hasardeux ;
On tremble à chaque instant qu'elle ne vous la mouche,
Et qu'un beau jour son nez ne tombe dans sa bouche."
Cela était charbonné sur la muraille.
Mame Hucheloup, ressemblante, allait et venait du matin au soir devant ce quatrain, avec une parfaite tranquillité. Deux servantes, appelées Matelote et Gibelotte, et auxquelles on n'a jamais connu d'autres noms, aidaient mame Hucheloup à poser sur les tables les cruchons de vin bleu et les brouets variés qu'on servait aux affamés dans des écuelles de poterie. (Les Misérables, Lacroix, 1862)
On sent dans ces lignes à la fois et l'amoureux des vieilles rues moyenâgeuses du Paris de sa jeunesse et l'amoureux des mots (en l'occurrence ici des noms des rues). C'est dans ce galetas, dans ce bouge infâme que se réunissaient quelques membres du Club de l'ABC (Hugo fait ici un jeu de mots : l'ABC désigne le peuple "abaissé" qu'il faut relever).
Les insurgés, amis de Marius, vont élever deux barricades qui vont venir s'épauler sur les murs du cabaret : une, rue de la Chanvrerie (absorbée aujourd'hui dans la rue Rambuteau), et une autre, rue Mondétour. Ces deux barricades formant, nous dit Hugo, une véritable redoute. La bataille qui va s'y dérouler prend la dimension d'une épopée. Elle devient le symbole de l'idéal républicain du poète qui fait dire à Enjolras, le chef de cette redoute :
Au point de vue politique, il n'y a qu'un seul principe, la souveraineté de l'homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s'appelle Liberté. Là où deux ou plusieurs de ces souverainetés s'associent commence l'état. Mais dans cette association il n'y a nulle abdication. Chaque souveraineté concède une certaine quantité d'elle-même pour former le droit commun. Cette quantité est la même pour tous. Cette identité de concession que chacun fait à tous s'appelle Égalité. Le droit commun n'est pas autre chose que la protection de tous rayonnant sur le droit de chacun. Cette protection de tous sur chacun s'appelle Fraternité. Le point d'intersection de toutes ces souverainetés qui s'agrègent s'appelle Société. Cette intersection étant une jonction, ce point est un nœud. De là ce qu'on appelle le lien social. […]
Entendons-nous sur l'égalité ; car si la liberté est le sommet, l'égalité est la base. L'égalité, citoyens, ce n'est pas toute la végétation à niveau, une société de grands brins d'herbe et de petits chênes ; un voisinage de jalousies s'entre-châtrant ; c'est, civilement, toutes les aptitudes ayant la même ouverture ; politiquement, tous les votes ayant le même poids ; religieusement, toutes les consciences ayant le même droit. L'égalité a un organe, l'instruction gratuite et obligatoire. Le droit à l'alphabet, c'est par là qu'il faut commencer. (Les Misérables, Lacroix, 1862)
Au cours de cette bataille, Gavroche, le "gamin de Paris", allait rendre l'âme. Nonobstant le danger, le jeune garçon avait quitté l'abri de la barricade pour venir ramasser des cartouches dans les gibernes des gardes nationaux tués sur le talus de la redoute. Bientôt il devint la cible des défenseurs de l'ordre :
Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d'une borne, une balle frappa le cadavre.
- Fichtre ! fit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes morts.
Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue.
Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :
"On est laid à Nanterre,
C'est la faute à Voltaire ;
Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau." *
[…] Les insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette.
Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée dans ce pygmée ; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n'était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter :
"Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à…"
Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s'envoler. (Les Misérables, Lacroix, 1862)
* La célèbre chanson de Gavroche est une création de Victor Hugo, inspirée d'une chanson de 1817 attribuée à Béranger et qui parodiait un « mandement des vicaires généraux de Paris »