Le café de Flore


La divinité latine Flore, l’une des plus anciennes et puissantes de Rome, avait son propre temple et ses fidèles flamines, à savoir des prêtres voués au culte d’un seul Dieu ou d’une seule Déesse. Elle favorisait la croissance des céréales, des arbres et des fleurs, c’est pourquoi une fête lui était dédiée toutes les années au mois d’avril. Au XIXe siècle, une sculpture de la déesse  s’élevait boulevard Saint-Germain, face à l’actuel café de Flore. C’est peut-être en vue du même dévouement monothéiste que le premier propriétaire de cet établissement décida d’emprunter le nom à la déesse agraire pour baptiser son café, et le faire prospérer sous le signe des fleurs et de la fête. 

Le café Flore voit sa naissance entre les années 1885 et 1887, pendant la Troisième République, et, comme le régime politique qui l’accueille – l’un de plus longs de l’histoire de France, il est voué à durer dans le temps, pour s’imposer comme le haut lieu de l’intelligentsia intellectuelle à Paris. 

Les cafés parisiens ont l’originalité d’attirer les clients non seulement par leur aspect mondain, mais aussi par leur capacité de à se métamorphoser, c’est-à-dire leur tendance à devenir un bureau où les romanciers, les poètes et les philosophes peuvent s’installer et écrire leur œuvre à leur aise. Au Flore, un très grand nombre de livres et de revues ont vu le jour sous l’égide de la déesse du printemps. Vers la fin du XIXe siècle, Charles Maurras, un écrivain certes à maintes égards contestable, s’y établit pour écrire son livre Au signe du Flore, avant de créer, toujours derrière les tables du même café, et au même étage, la Revue de d'Action française. Fondée avec Léon Daudet et Jacques Bainville, la revue proclamait un nationalisme contre-révolutionnaire et propageait, hélas, cet antisémitisme d’extrême-droite typique du régime totalitaire qui, dans les années à venir, sévit de manière ignoble dans le vieux continent. 

Une décennie s’écoule et un autre cadet de la littérature française, voisin du café (il habite alors le boulevard de Saint Germain), s’y installe pour l’utiliser comme son propre bureau. Vers 1912, Guillaume Apollinaire transforme le rez-de-chaussée (le premier étage étant déjà occupé) en salle de rédaction de la revue Les soirées de Paris, avec son ami André Salmon, André Billy, René Dalize et André Tudesq, le tout pour regagner la faveur littéraire qu’il avait perdu à la suite de l’accusation du vol de la Joconde en septembre 1911. 

Quelque temps après, un nouveau mot d’ordre vient secouer la vie littéraire de Paris. Le surréalisme fait son entrée dans les cercles intellectuels de la capitale, après les longues discussions qu’Apollinaire entretient à la terrasse du Flore en compagnie d’André Breton et de Louis Aragon, eux aussi des habitués de l’établissement.

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Marie Laurencin,
Apollinaire et ses amis en 1909

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La revue Les Soirées de Paris fondée par Guillaume Apollinaire
1912
Image: BnF, Paris

Mais c’est surtout en 1930 que le café devient le lieu par excellence du tout Paris : c’est alors que, entre une table et l’autre, défilent les visages de Georges Bataille, Robert Desnos, Léon-Paul Fargue (partagé entre le Flore et Lipp), Raymond Queneau, Michel Leiris et les frères Giacometti. Tristan Zara s’installe au café avec le mouvement dada

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Raymond Queneau, Michelle Vian, J.B. Pontalis, Boris Vian et Jean-Paul Sartre dans un local parisien

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Robert Delaunay (1885-1941)
Portrait de Tristan Tzara, 1923

Avec l’arrivé de la guerre, le Flore change de propriétaire. En 1939, Paul Boubal le rachète, pour l’élever au rang de Panthéon de l’élite intellectuelle parisienne. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir y ont leur siège : « Nous nous y installâmes complètement : de neuf heures du matin à midi, nous y travaillions, nous allions déjeuner, à deux heures nous y revenions et nous causions alors avec des amis que nous rencontrions jusqu'à huit heures. Après dîner, nous recevions les gens à qui nous avions donné rendez-vous. Cela peut vous sembler bizarre, mais nous étions au Flore chez nous. » (Jean-Paul Sartre). On y retrouve aussi les roumains, Emil Cioran, qui accusait Sartre d’être un « entrepreneur d’idées », et qui passait des heures en compagnie d’Eugène Ionesco et de Benjamin Fondane.

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Le Café de Flore en 1901

Il n’y pas de hasard, écrivait le poète Eluard, mais seulement des rencontres. C’est ici, au café Flore, que Marcel Carné rencontre Serge Reggiani, et lui donne un rôle dans Les portes de la nuit. C’est par ailleurs grâce à Carné que Reggiani acquiert la renommé qui le lance dans son importante carrière cinématographique et théâtrale. On y retrouve aussi Jean-Louis Barrault, alors sociétaire de la Comédie française, puis directeur du Théâtre de l’Odéon, avec sa troupe, accompagné par Roger Blin et Sylvia Bataille, ainsi que la bande du groupe « Octobre », dirigée par le cinéaste Jean-Paul Le Chanois

La fin de la guerre voit le café retourner sur le grand écran. Simone Signoret devient une habituée, tandis qu’Yves Allégret tourne à Nice le film La boite aux rêves, et y fait reconstruire entièrement le décor du Flore. 

Le café fait aussi la une de la musique française, avec plusieurs titres qui lui sont dédiés, dont, notamment, les chansons Et mon père de Nicolas Peyrac, Les Valses de Vienne, écrite par Jean-Marie Moreau, composée et interprétée par François Feldman (1989) et L’Entarté de Renaud (2002).  

Bien que Sartre et de Beauvoir désertent le café, devenu entretemps trop touristique, les anglo-saxons lui restent fidèles : Truman Capote, Lawrence Durell ainsi que Ernest Hemingway y ont leurs habitudes, avec des anciens « camarades », Francis et Raymond Carco et Marcel Achard. Sartre y revient de temps en temps avec Maurice Merleau-Ponty. Albert Camus, Pablo Picasso, Salvador Dali ainsi que Antonin Artaud l’animent avec leur discours sur l’art, avant de laisser la place au milieu du cinéma, avec Brigitte Bardot, Roman Polanski, Jean Rouch, Jane Fondahttps://fr.wikipedia.org/wiki/Jane_Fonda, Joseph Losey et Alexandre Astruc qui se pressent sur la terrasse. Quelques intellectuels affectionnés résistent à l’invasion mondaine, dont Jacques Lacan, qui s’y rend tous les jours, et Roland Barthes, qui y va avec une constance quasi quotidienne. Vers la fin de sa vie, Gabriel García Márquez en profita pour fréquenter les cafés auxquels il n’avait pas eu accès lors de sa jeunesse désargentée, et choisi le Flore comme l’une des ses références justement à cause de la présence encore palpable entre les tables de Sartre.

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Jane Fonda au Café de Flore
Photo: David Rizzo, 1961

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Anouk Aimé au Café de Flore
Photographe inconnu, 1990

En 1984, après presque cinquante ans, le café change à nouveau de propriétaire : Miroslav Silegovic le rachète, avec La Closerie des Lilas. L’établissement, bien qu’il soit devenu un « endroit à la mode », reste un lieu de référence pour les éditeurs et écrivains parisiens, et il est encore fréquenté par BHL, Charles Dantzig, Pascal Bruckner et bien d’autres. Depuis 1994, il accueil un prix littéraire pour les jeunes, le Prix de Flore (composé par une récompense de 6150 euros et un verre de Pouilly-fumé gravé à son nom, à consommer tous les jours pendant un an), créé par Frédéric Beigbeder, à qui  l’établissement a servi de décor pour le film L’Amour dure trois ans, en 2012. 

Voir aussi:
Christophe Durand-Boubal, Café de Flore : Mémoire d'un siècle, Paris, Indigo & Côté femmes, coll. « Prémices »,‎ 1993.
Christophe Boubal, Café de Flore : L'esprit d'un siècle, Fernand Lanore, coll. « Littératures »,‎ 2004. 

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