Les Deux Magots


C’est ici que le surréalisme reprend ses droits.
On vous donne un encrier qui se ferme
avec un bouchon de champagne
et vous voilà en train. Image, descendez
comme des confettis :
images, partout images.

Louis Aragon

Selon l’encyclopédie Larousse, le Triangle des Bermudes représente une zone imaginaire. Situé quelque part dans l’Océan Atlantique, à l'intérieur d'un périmètre formé par l'archipel des Bermudes, Miami et San Juan de Porto Rico, il est considéré comme le lieu d’un très grand nombre de contes populaires, d’histoires et de récits qui mettent en scène la disparition de navires et d’avions. Or, bien que ces disparitions soient fictives, cette zone n’a cessé d’attirer la curiosité des gens, et par son mystère, et par l’énigme de sa légende. 

Procédant par analogie et y regardant de plus près, on peut trouver un triangle de la même sorte sans devoir se rendre (et disparaître) dans l’Océan Atlantique. Il s’agit d’une zone géographiquement limitée, formée par un véritable triangle, où un très grand nombre de personnalités ont coutume, de disparaître, voire une véritable tendance à le faire. Le cadre de cette légende est Paris, et plus précisément le Boulevard Saint-Germain. C’est ici que se trouvent les trois « cafés-aimants » de la ville, le Lipp, Le Flore et Les Deux Magots. Et il s’agit bien d’un véritable triangle des Bermudes, parce qu’une fois qu’on s’y rend, on y est engloutit à jamais. 

Les Deux Magots, en particulier, et à lui seul, a compté une centaine de disparus, tous amassés à ses tables, à boire du vin, à fumer, à écrire et à discuter de philosophie, et tous introuvables ailleurs, volatilisés dans cette faille spatio-temporelle représentée par l’établissement en question. 

Inauguré à une date cruciale de l’histoire, à savoir en 1914, Les Deux Magots prend son nom du vieux magasin qui était précédemment situé sur le même emplacement. D’abord au 23, rue de Buci, la boutique, dont le nom veut dire « les deux figurines chinoises », était l’enseigne d’un magasin de nouveautés, qui vendait de la lingerie en soie et avait ouvert en 1812. Son appellation, qui évoquait le pays d’origine de l’étoffe, lui avait été inspirée par une pièce de théâtre, célèbre en son temps, Les Deux Magots de la Chine, de Marcel Sewrin. 

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Les Deux Magots
Photo: Donar Reiskoffer

C’est en 1873 que le magasin est transféré sur le Boulevard Saint-Germain, où aujourd’hui on peut trouver le café qui porte le même nom. En 1884, il laisse la place à un établissement des liqueurs, qui arborait la même enseigne. C’est ici qu’on commence à voir les premiers écrivains venir et se réunir autour d’un verre, surtout d’absinthe, car tous étaient maudits, à l’époque. Verlaine, Rimbaud, puis Mallarmé y passent leur temps, échangent leurs idées sur la poésie, écrivent leurs textes, leurs histoires, et leurs vies. 

Oscar Wilde y traîne aussi, pendant son exil, en compagnie de Léon Daudet et de Rosny aîné. C’est à la terrasse de cet établissement qu’André Derain propose la théorie des cubes à André Salmon. C’est aussi là qu’Alfred Jarry déclare son amour à une jeune femme: il sort son revolver et tire un coup contre la vitre, «histoire de rompre la glace». Puis, les amis de Guillaume Apollinaire s’y réunissent en 1912, quand celui-ci est accusé d’avoir volé des statuettes au Louvre. En 1913, la création du théâtre du Vieux-Colombier y amène Jacques Copeau et sa troupe, tandis que Paul Léautaud au grand complet s’y installent à leur tour. 

Et voici arriver la grande guerre. L’ancien commerce est au bord de la faillite. Auguste Boulay, aïeul du propriétaire actuel, le rachète pour la modique somme de 400.000 francs. Et avec la guerre, le café l’emporte sur l’histoire, et signe un contrat (fictif, mais fidèle) avec toute une génération d’écrivains, d’artistes et des philosophes qui prennent l’habitude de s’y retrouver. 

Les surréalistes l’élisent comme quartier général à partir des années vingt: 

« Les surréalistes avaient leur table […] face à la porte, d’où ils pouvaient insulter à loisir un quelconque nouvel arrivé ayant eu maille à partir avec eux, ou déclarer à haute voix leur intention de cravacher un éditorialiste écrivant dans un quelconque journal anti-surréaliste, pour avoir mentionné leur nom ou, pire, ne pas l’avoir mentionné ». (Jannet Flanner).

André Breton n’aime pas Montparnasse, c’est pourquoi il propose (au plutôt impose) les Deux Magots, et il y va accompagné de Louis Aragon, René Crevel et Paul Eluard, tous réunis autour de la revue Littérature, et tous prêts à se laisser aller à quelque facétie vis-à-vis des autres clients du café. 

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Les surréalistes,
Photo: Anna Riwkin-Brick, vers 1930
2e (g-d): Paul Eluard, Jean Arp, Yves Tanguy, Rene Crevel
1e (g-d): Tristan Tzara, André Breton, Salvador Dali, Max Ernst, Man Ray

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Michelle et Boris Vian, Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir au café Les Deux Magots

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Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir au café Les Deux Magots

Aux tables des Deux Magots, on peut aussi trouver Le Corbusier, Jean Tardieu, Antonin Artaud, Robert Denoël ou Maurice Sachs. C’est ici, par ailleurs, que Picasso rencontre Dora Maar, car il y vont aussi un très grand nombre d’étrangers, tous exilés, dont Bertold Brecht, Stefan Zweig, Robert Musil, Alfred Döblin, Ernst Weiss et Anna Seghers

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Walter Gropius et Le Corbusier au Deux Magots

En 1933, après avoir apprit l’attribution du prix Goncourt à André Malraux pour La Condition humaine, ils décident de créer leur prix, jugeant trop académique l’autre. Ils le nomment d’après l’enseigne du café, le Prix des Deux Magots, et participent ainsi au geste fondateur de l’institution culturelle de Paris et à sa légende littéraire. 

Nous allons dès lors y retrouver des nombreux artistes célèbres, des écrivains, des personnalités qui ont marqué notre histoire, et notre imaginaire : Elsa Triolet, André Gide, Jean Giraudoux, Fernand Léger, Jacques Prévert, Ernest Hemingway (et lui-même raconte comment s’y retrouva James Joyce: « Un jour je rencontrais Joyce qui se promenait sur le boulevard Saint-Germain. […] Il m’invita à prendre un verre et nous allâmes aux Deux magots où nous commandâmes deux sherry secs » ) et encore Sartre, qui y côtoyait Camus: « Camus, je me rappelle l’avoir vu seul, parce que je sortais de chez ma mère et je descendais aux Deux magots, le matin […] », et aussi bien Simone de Beauvoir, Robert Desnos (dont nous parle Louis Aragon: « Au café, dans le bruit des voix, la pleine lumière, les coudoiements, Robert Desnos n’a qu’à fermer les yeux et il parle, et au milieu des bocks, des soucoupes, tout l’océan s’écroule avec ses fracas prophétiques et ses vapeurs ornées de longues oriflammes »), jusqu’à Raymond Queneau, qui, du rivage du surréalisme et en passant par l’existentialisme (sacré chemin, il faut l’avouer) aboutit directement à l’OuLiPo.

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Janet Flanner et Heningway au Deux Magots

Puis, il y avait aussi des écrivains plus timides. Nino Frank décrit ses rencontres, et nous dit que Michaux et Antoine de Saint-Exupéry étaient des habitués du lieu : 

« C’était Henri Michaux, pas encore Pluma, mais rieur et déjà chauve, qui nous rejoignait. Un matin au soleil glorieux, nous le vîmes apparaître en compagnie d’un grand gaillard massif et timide, au petit pif en l’air qu’il nous présenta non sans goguenardise, comme un nouveau héros de qui André Gide s’apprêtait à lancer le livre de début : ce fut ma première rencontre avec Antoine de Saint-Exupéry »  (Nino Frank)

Les Deux Magots, c’est aussi le lieu où des nouvelles revues sont créées, comme Le Bifur, toujours par Nino Frank et Georges Ribemont-Dessaignes, ou La Courte Paille, créée par Henri Philippon. 

Aux cours des années trente, à côté de l’intelligentsia littéraire, on côtoie aussi le monde politique, surtout pendant le congrès International pour la Défense de la culture, qui se tient à la Mutualité en 1935. Les participants prennent l’habitude d’y poursuivre leurs discussions, et on peut voir Eugène Dabit et Aldous Huxley débattre avec animosité, tandis que de l’autre côté Bertold Brecht et Robert Musil échangent leur vision (certes, bien nihiliste) du monde. S’y tiennent aussi les réunions de l’Union pour la Vérité, qui se ont lieu rue de Rennes et qui attirent aux Deux Magots Paul Nizan, Romain Rolland et André Gide. 

Un nouveau coup dur arrive avec la nouvelle guerre, qui voit Paris se dépeupler et le moral baisser, jusqu’à se réduire à l’existentialisme professé par Jean-Paul Sartre, l’un de derniers vétérans des Deux Magots, toujours à sa table, en train de fumer et de boire du café, tandis qu’un peu plus loin Simone de Beauvoir écrit elle aussi de son côté. Les deux habitués vont délaisser les Deux Magots après la guerre, car l’endroit est devenu trop touristique, et ils lui préfèrent à présent le Flore, tandis que les anciens amateurs du café reviennent, qui de l’exil et qui du front, et on peut alors y retrouver Boris Vian, Albert Camus, Violette Leduc et Juliette Gréco, la nouvelle star du quartier.  

Aujourd’hui, les Deux Magots reste toujours de propriété de la même famille. Catherine Mathivat, arrière-arrière-petite-fille d'Auguste Boulay, dirige l’établissement. La renommée du lieu est devenue si grande qu’ en 1989 au Japon, s’est ouvert dans la ville de Tokyo, un café-restaurant portant la même enseigne et, qui sait, peut-être aussi une semence du même esprit culturel qui, tout au long du siècle dernier, a constitué le véritable charme des Deux Magots. 

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