La Conciergerie


Jusqu’au XIVe siècle, époque où Charles V transféra la cour royale au Louvre, le Palais de la Cité était la résidence des rois de France. Les appartements royaux se situaient à l’emplacement de l’actuel palais de justice tandis que les banquets et réceptions se tenaient dans la grande salle de l’actuelle Conciergerie. Cette immense salle qui n’existe plus se trouvait à l’étage juste au dessus de la salle des gens d’armes que l’on peut visiter. Quand le roi quitta le palais, c’est le Parlement qui investit les lieux. Les procureurs se partageaient alors la grande salle pour recevoir leur clientèle et les jugements étaient rendus sur une grande table de marbre noire. 

Au début du XIVe siècle, Philippe le Bel institua et encouragea les sociétés de procureurs et de clercs. Ces derniers, qui étaient en quelque sorte des « étudiants en droit », nous intéressent tout particulièrement. Leur corporation prit le nom de Bazoche et les bazochiens, comme on les appelaient, furent sans doute les précurseurs du théâtre français avant même les Confrères de la Passion ou les Enfants sans-souci bien qu’ils n’eurent jamais de salle spécifiquement réservée à leurs farces et moralités. Ils donnaient leurs représentations, ou «montres», dans différents lieux dont le Pré-aux-clercs, une vaste prairie qui s’étendait approximativement de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés à l’actuelle esplanade des Invalides. Mais comment ces apprentis magistrats en vinrent à s’exposer ainsi dans des postures souvent bien éloignées de l’image que l’on peut se faire de leur fonction ?

9ae22aeada781b3f4395582df972f61d2025570a.jpg

Le sceau de la Bazoche,
XIVe siècle.

Lorsque la papauté vint s’installer en Avignon (1309), les avoués et praticiens italiens, c’est-à-dire les avocats et les procureurs, apportèrent dans leurs bagages des ouvrages élémentaires destinés à instruire les jeunes clercs. Mais pour rendre l’apprentissage moins fastidieux, ils mirent en scène de faux procès pour permettre à leurs élèves de mettre en pratique leur enseignement et de s’habituer à l’art de la plaidoirie. On parlerait aujourd’hui d’exercices de simulation ! Ils s’appuyaient en général sur des personnages bibliques et les grandes figures de l’histoire judéo-chrétienne endossaient alors successivement les rôles d’avocats, de procureurs, de greffiers, d’accusés ou de témoins. Ainsi dans le procès de Bélial, Moïse prenait la défense de Jésus-Christ devant Salomon tandis que Lucifer se chargeait de sa propre défense. Et c’est le diable qui l’emportait ! Peu à peu, l’habitude fut prise d’organiser de faux procès en marge de l’authentique juridiction. Au Parlement, on appelait ces simulacres des « causes grasses » et leurs auteurs s’inspirèrent en grande partie des faits divers qu’ils pouvaient observer lors des vrais procès. Ainsi, ces deux hommes qui se trompèrent mutuellement et se retrouvèrent nez-à-nez, une nuit, derrière le palais, cherchant un lieu discret pour s’ébattre avec l’épouse de l’autre, donnèrent lieu à une cause grasse qui fit la bonne fortune des bazochiens. Depuis des siècles déjà, on aimait à théâtraliser la vie quotidienne. Les exécutions publiques, les bûchers, les grands évènements, offraient au peuple de rares moments de « divertissements » - si l’on peut appeler divertissement le supplice d’un condamné. Le lien entre théâtre et vie réelle était donc particulièrement ténu. Il n’était pas rare que les faux procès de la Bazoche débordent de leur cadre purement fictif. En effet, le roi de la Bazoche avait un pouvoir étendu sur ses « suppôts » et lorsqu’il rendait un jugement et que l’accusé refusait de se mettre à l’amende, l’affaire pouvait atterrir devant la cour de justice… la vraie cette fois !

Les clercs produisirent également des moralités avant de se vouer entièrement aux farces et aux sotties. Les moralités étaient des pièces dans lesquelles l'on personnifiait les vertus, les vices et les concepts moraux. L’une des plus célèbres est sans doute La condamnation du banquet, publiée en 1507 par Nicolas de La Chesnay. Les protagonistes en étaient «Bonne compagnie», «Je-bois-à-vous», «Je-pleige-autant», «Gourmandise», «Friandise», «Accoutumance». Ces joyeux drilles se voyaient alors inviter par «Dîner». Mais «Souper» et «Banquet», vexés de ne pas être des convives, leurs tendirent un piège. Ils les invitèrent à leur tour tout en conviant «Apoplexie», «Colique», «Jaunisse», «Gravelle» et toute une myriade de maladies plus terrifiantes les unes que les autres. De ce fait, trois convives trouvèrent la mort mais «Bonne compagnie» en réchappa et alla se plaindre à «Expérience» qui convoqua les plus grands médecins de l’histoire. Le verdict fut rendu par «Remède» et «Banquet» fut condamné à être pendu pour avoir «tant de genz occis après chière réjouie». Quant à «Dîner» et «Souper», jugés irremplaçables, ils furent épargnés à condition toutefois qu’ils ne s’approchent jamais l’un de l’autre à moins de six heures…. 

C’est un exemple  typique de moralité bazochienne où un procès est mis en scène et où la morale vient réprimander les excès de chair. Une tapisserie représentant cette fameuse moralité est exposée au musée d’Angers.

1ed34a9fcc9e11d02dbef0a5afba406d3627732b.jpg

Anonyme,
La condamnation du banquet,
tapisserie de laine et soie,
410 x 460 cm,
Tournai, début du XVIe siècle
(Angers, musée des Beaux-Arts).
Fragment d’une suite plus importante s’inspirant de l'œuvre de Nicolas de La Chesnay,
la tapisserie dépeint l’attaque des maladies, invitées par Banquet, dans la salle de festin.

Mais les bazochiens ne se contentèrent pas de ce style peu enclin à plaire au grand public. Ils s’essayèrent donc à la farce avec talent et la plus illustre reste La farce de maître Pathelin où, encore une fois, il est question d’un procès dans lequel la magistrature n’en sort pas grandie. Les critiques, satires et parodies des clercs de la Bazoche s’attaquaient volontiers aux travers de leurs contemporains et n’épargnaient pas leurs propres confrères du Parlement. Ces attaques furent d’ailleurs si féroces qu’à maintes reprises ils se virent interdire leurs « montres » par le Parlement ou le Roi en personne. Sous les règnes de Louis XI et de son fils Charles VIII, la répression fut vigoureuse. Les comédiens pâtirent de la politique de fermeté du premier - qui il est vrai n'est pas entré dans l’histoire pour son sens de l’humour. Il faut malgré tout reconnaître qu’il devait être paradoxal d’assister à ces cortèges de clercs dans les rues de Paris, maquillés et vêtus de costumes plus étranges et excentriques les uns que les autres, hurlant des obscénités dans l’hilarité générale, alors qu’ils étaient censés représenter l’une des plus hautes institutions du royaume. Il arrivait également que l’orgueil aveugle parfois le bon sens. Ainsi, Jehan Lesveillé, roi de la Bazoche, qui s’obstina à vouloir jouer certaines farces contre l’avis des autres clercs, se vit bannir et frappé de verges par les autorités royales. Henri Baude, bazochien auteur de nombreuses farces, se moqua un peu trop du roi Charles VIII qui avait hérité tout autant du trône que de l’humeur de son père Louis XI. Baude, ancien clerc de procureur, avait 50 ans lorsque Jehan de la Porte, lieutenant criminel du Châtelet, vint l’arrêter, lui et quatre autres clercs, pour les conduire dans les geôles de la Conciergerie !

Louis XII fut plus indulgent. Fils du poète Charles d’Orléans, il autorisa les clercs de la Bazoche à utiliser la table de marbre pour leurs spectacles. Cette table servait parfois aux réceptions royales et on y organisait de somptueux festins. Elle servait aussi la plupart du temps au Connétable ou au Grand Maître des Eaux et Forêts pour qu’ils y exercent leur juridiction. Cette grande table de marbre noir, dont un morceau est conservé et exposé dans la salle des gens d’armes, mesurait 25 pieds de long pour 36 pieds de large. En convertissant cette mesure pré-colbertiste, nous pouvons estimer que les clercs jouaient sur une scène d’environ 11 mètres sur 7. 

d8b583fdccd4257d885029c0e0ab16e49556bf56.jpg

Jacques Androuet du Cerceau,
"La grand Salle du Palais de la Cité",
gravure,  d’après un dessin de 1576.
On peut voir la double nef voûtée de bois et sur le côté ouest, sous des fenêtres,
surélevée de quelques marches, la longue table de marbre noir.

Durant les règnes de Louis XII, de François Ier et de Henri II, tous férus d’arts et amoureux des belles lettres et de la poésie, les conditions de vie des bazochiens allaient s’améliorer. En tout cas, elles auraient dû. C’était sans compter sur un détail qui a son importance. Louis XII déclara à propos des clercs : « Je veux que les jeunes gens dénoncent les abus qu’on fait à ma cour puisque les confesseurs et autres qui font les sages ne veulent rien dire, pourvu qu’on ne parle pas de la Reine car je veux que l’honneur des dames soit préservé.» 

La dernière partie de cette déclaration ne marqua pas les esprits critiques de la Bazoche et chacun sait que la vertu de la liberté d’expression est d’ignorer l’autocensure. Si Louis XII n’aurait pas supporté qu’on tourne Anne de Bretagne en dérision, François Ier n’en supportait pas davantage au sujet de Louise de Savoie, sa mère. En 1516, Jacques, clerc de la Bazoche, Jehan Serac et Maître Jehan du Pont-Alais osèrent représenter la Reine Mère sous les traits d’une Mère Sotte prompte à vider les caisses de l’État et à gouverner selon sa guise. Les trublions furent naturellement arrêtés et invités à goûter l’humidité des geôles royales. La colère du Roi eut un retentissement terrible sur le petit monde du théâtre. Dès ce moment, les interdits se mirent à pleuvoir comme grêle en mars. Toutes les compagnies souffrirent de la situation, que ce soit les Confrères de la Passion, les Enfants sans-souci, les clercs de la Bazoche ou ceux du Châtelet ou de la Cour des comptes que l'on appelait alors «L’empire de Galilée». En 1533, on eut l’idée malvenue de représenter cette fois Marie de Navarre, sœur du roi, sous les traits d’une Furie. Les auteurs furent jetés en prison. Pour continuer à diffuser des satires outrancières et subversives sans contrevenir aux interdits, on eut l’idée de les inscrire sur des écriteaux, idée qui sera reprise plus tard pour d’autres raisons. Mais un arrêt du 20 mai 1536 punit ce genre de procédé par la prison et le bannissement. C’est à cette époque que Gringoire fuit Paris, que la Confrérie de la Passion s’installa à l’hôtel de Bourgogne et que l’Église, mécontente de voir la parole évangélique mêlée aux farces les plus grossières, décida d’interdire les mystères. 

Les clercs de la Bazoche ne se plièrent pas si facilement aux injonctions du Parlement. Il faut dire qu’il n’y avait pas de limite quant au nombre de clercs et que la Bazoche atteignait le nombre admirable de 8000 membres dont certains avaient des positions sociales très privilégiées. La lutte entre la Bazoche, le Parlement et les rois, fut donc une succession d’interdits, de soutiens, de reniements et d’encouragements. Henri III, craignant sans doute la présence d’une si puissante corporation au sein même de la capitale, la priva de son roi en interdisant son élection.

L’imagination pourrait vite nous porter à croire que ces clercs, prompts à la parodie salace et aux charivaris tonitruants, ressemblaient à ces poètes délinquants dont François Villon fut l'un des plus illustres représentants. Pourtant ils appartenaient tous à l’institution judiciaire. Il est difficile pour un esprit du XXIe siècle d’imaginer un président du tribunal d’Auxerre tel que Nicolas Bargedé, ou un notaire royal comme Jehan d’Abundance, se prêter à ce genre de facéties. C’était pourtant bien le cas : une fois passé l'âge d’être de simple clercs, des magistrats, des procureurs ou de grands avocats ne dédaignaient pas de monter sur la table ou d'écrire des farces. Parmi eux, retenons Théodore de Bèze qui, issu d’une famille de magistrats, fut un auteur prolifique avant de se tourner vers la Réforme, ou bien Maynard qui fut l’un des premiers membres de l’Académie française. D’autres noms plus ou moins célèbres ont marqué la Bazoche de leur empreinte : Clément Marot, Martial d’Auvergne, Jean Bouchet, André De la Vigne ou encore François Villon qui fréquenta sans aucun doute le monde des clercs et qui sut élever l’art littéraire médiéval à un degré qui anticipait déjà l’œuvre des grands romantiques. Molière lui-même fit des études de droit à Orléans et plaida peut-être quelques mois à Paris avant de s’engager vers la destinée que l’on sait. Il est toutefois évident que le théâtre italien tout comme le style bazochien se retrouvent de manière irréfragable dans les œuvres de jeunesse du dramaturge, telles que Le dépit amoureux (1656), Le médecin volant (1645) ou encore La Jalousie du barbouillé (jouée à Paris à partir de 1660).

059b2fc3a58e9f930ec474bc6ba854ae53a269a1.jpg

Barry,
Portrait de Molière, 1620-1673.
Lithographie, 1840.

3b9e770cb59c519285646bf90ef7f4f8dfe1d92b.jpg

Cl. Giraudon,
Farceurs italiens et français,
huile sur toile, 1670
(Paris, Comédie-Française).
De gauche à droite : Molière dans le costume d’Arnolphe, Jodelet, Poisson, Turlupin, Le Capitan Matamore,
Arlequin, Guillot Gorju, Gros Guillaume, Le Dottor Grazian Balourd, Gaultier Garguille, Polichinelle,
Pantalon, Philippin, Scaramouche, Briguelle et Trivelin.

Les coups que le Parlement et l’État portèrent à la Bazoche eurent, avec le temps, raison de ses us et coutumes. Leurs satires s’adoucirent, leurs « montres »  s’adaptèrent au classicisme naissant. Les manifestations outrancières qui amusaient les Parisiens aux carrefours de la ville tombèrent peu à peu en désuétude sous le règne de Louis XIV (1661-1715). Les clercs de la Bazoche continuèrent à écrire des farces mais les faisaient jouer par d’autres et se contentaient d’applaudir les acteurs des foires ou ceux du tout récent pont Neuf où les Tabarin et autres Scaramouche faisaient sensation. La Bazoche perdit progressivement de sa vigueur pour s’éteindre durant la Révolution qui interdit alors les corporations et mit un terme définitif à près de 500 ans d’histoire du spectacle.

Après la Révolution, certains clercs tentèrent bien de faire renaître la Bazoche de ses cendres mais ces initiatives se réduisirent bien souvent à de simples représentations amicales sans grande envergure.

Et comme le destin a plus d’un tour dans son sac, c’est dans la grande salle de la Conciergerie, ici-même où la table de marbre recevait les « montres » des bazochiens, que s’installa, le 28 mars 1793, le funeste tribunal révolutionnaire. 

 

Plan

Informations

Prochaines étapes

logo.png